L’ingérence étrangère dans nos institutions démocratiques, si elle n’est pas traitée de manière adéquate, deviendra une menace grave, persistante et — selon les mots de David Vigneault, directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) — « existentielle » pour la démocratie canadienne.
Comme l’ont déclaré M. Vigneault et d’autres personnes lors de la première phase de l’Enquête publique du Canada sur l’ingérence étrangère, un certain nombre d’« acteurs de la menace » ont tenté de s’immiscer dans les élections fédérales de 2019 et 2021 au Canada. Le témoignage s’est concentré sur les acteurs de la menace déployés par plusieurs pays : Chine, Inde, Iran, Pakistan et Russie. Toutefois, ce sont les activités dirigées par la Chine qui se sont révélées les plus sophistiquées et les mieux dotées en ressources, selon les documents de synthèse des rapports du SCRS publiés au cours des audiences.
La première phase de l’enquête a également révélé que de nombreuses communautés de la diaspora canadienne se trouvaient en première ligne de ces mesures d’ingérence, que ce soit en tant que cibles et victimes d’harcèlement et d’intimidation ou, dans certains cas, en tant que participants volontaires ou involontaires.
L’enquête a aussi souligné que la transparence et le partage d’informations sont essentiels pour renforcer la résilience de la société, qui fait elle-même partie intégrante de toute réponse à l’ingérence étrangère. À cet égard, les informations rendues publiques par la procédure d’enquête constituent déjà un pas dans cette direction.
Néanmoins, il reste encore beaucoup à faire pour détecter, dissuader et se défendre contre l’ingérence étrangère. La diversité des acteurs de la menace et la complexité de leurs actions et de leurs motivations exigeront du gouvernement canadien et de ses institutions beaucoup plus d’urgence et d'agilité qu’il n’en a été reconnu jusqu’à présent.
Les acteurs étrangers qui cherchent à s’immiscer dans la démocratie canadienne adaptent en permanence leurs approches afin d’identifier et d’exploiter les vulnérabilités. La défense de nos institutions contre ces intrusions ne peut se faire qu’avec une approche solide de l’ensemble du gouvernement et de l’ensemble de la société.
Cette note de synthèse est un résumé de la première phase de l’enquête publique, qui s’est déroulée du 27 mars au 10 avril. Plus de 60 témoins –– dont des militants de la diaspora, des fonctionnaires d’Élections Canada, des représentants de partis politiques, des députés en exercice et anciens, des hauts fonctionnaires, des membres du Cabinet, ainsi que le premier ministre et son personnel –– ont témoigné sur l’ingérence étrangère présumée de la Chine et d’autres acteurs étrangers dans les élections fédérales de 2019 et de 2021.
Récapitulatif : Que s’est-il passé jusqu’à présent ?
Fin 2022, les médias canadiens ont commencé à rapporter que le SCRS avait découvert une campagne d’ingérence « vaste » et « sophistiquée » de la République populaire de Chine (RPC) visant à influencer et à perturber les élections fédérales de 2019 et 2021.
Les informations recueillies laissent entendre que l’objectif principal de Pékin était de réélire le Parti libéral fédéral dans un gouvernement minoritaire et de supprimer les campagnes des candidats « anti-Chine ».
En mars 2023, le premier ministre canadien Justin Trudeau a nommé David Johnston, ancien gouverneur général du Canada, pour enquêter sur ces allégations en tant que rapporteur spécial indépendant. M. Johnston a quitté son poste en juin de la même année après que les partis d’opposition ont voté en faveur de sa démission.
En septembre 2023, le gouvernement du Canada annonça la tenue d’une enquête publique, dont la commissaire désignée était la juge québécoise Marie-Josée Hogue. Bien que l’enquête se concentre sur la Chine, l’Inde et la Russie, les activités présumées de l’Iran et du Pakistan ont également été mentionnées.
Entre le 29 janvier et le 2 février 2024, des audiences préliminaires ont été organisées avec des experts en matière de sécurité et de renseignement. Ils ont conseillé la Commission d’enquête sur l’ingérence étrangère sur la manière de discuter publiquement et de partager des informations classifiées sans mettre en danger la sécurité nationale du Canada.
Pour plus d’informations sur le processus d’enquête sur l’ingérence étrangère, voir la Note de synthèse de la FAP Canada.
À retenir
- Les témoignages d’un groupe d’experts de la diaspora ont mis en évidence le recours présumé des gouvernements étrangers à l’intimidation, à la désinformation et à l’infiltration secrète, les consulats et les ambassades jouant apparemment le rôle de plaques tournantes pour ces activités.
- Les actions présumées de la Chine pendant les élections de 2019 et 2021 comprennent la contrainte exercée sur les étudiants internationaux pour qu’ils votent pour des candidats « pro-Pékin » ou « neutres » dans les courses à l’investiture, l’organisation de campagnes de désinformation et de menaces contre les politiciens « anti-Pékin » et l’envoi clandestin de 250 000 dollars canadiens à des « acteurs de la menace » — y compris un membre du personnel d’un candidat de 2019 et un député provincial de l’Ontario — qui auraient fait avancer les intérêts chinois par l’intermédiaire des institutions démocratiques canadiennes.
- Les rapports de renseignement publiés lors de l’audience ont révélé que « le Canada a été plus lent que ses alliés des Cinq Yeux (Five Eyes) à réagir à l’ingérence étrangère » et qu’étant donné que « l’ingérence étrangère n’a pas de conséquences, ni juridiques ni politiques », le Canada est une cible « à faible risque et à forte récompense ».
- Les hauts fonctionnaires responsables de l’intégrité des élections, connus sous le nom de Groupe des cinq, ont déclaré qu’ils avaient choisi de ne pas émettre d’avertissement public en 2019 et 2021, car les activités présumées n’atteignaient pas le niveau qu’ils jugeaient nécessaire pour un avertissement public et ne mettaient pas en péril la « capacité du Canada à organiser des élections libres et équitables ». Ils ont estimé qu’un avertissement pourrait « créer de la confusion » et être perçu comme une « position partisane ».
- Le premier ministre Justin Trudeau a affirmé que les deux élections « se sont déroulées dans leur intégrité » et « ont été décidées par les Canadiens ». Il a précisé que [sa] capacité à contredire les fausses allégations des fuites dans les médias était « très limitée », sans pour autant mettre en péril la sécurité nationale.
- M. Trudeau a aussi déclaré à la Commission sur l’ingérence étrangère que « la seule façon de garantir » qu’il reçoive des informations cruciales est de communiquer oralement avec lui ou avec son conseiller en matière de sécurité nationale et de renseignement.
- La commission a rappelé David Vigneault, directeur du SCRS, l’agence d’espionnage du Canada, pour témoigner le 12 avril, après que des témoins du cabinet du premier ministre ont déclaré à la commission qu’ils n’avaient pas été pleinement informés par l’organisation de sécurité. M. Vigneault a confirmé qu’il avait informé le premier ministre et son cabinet que le SCRS savait « que la RPC s’était ingérée clandestinement et de manière trompeuse dans les élections générales de 2019 et de 2021 », mais il a ajouté qu’il partageait la conclusion du Groupe des cinq, à savoir que l’ingérence n’avait pas eu d’impact sur les élections générales.
Sur le vote d’investiture de Han Dong dans la circonscription de Don Valley-Nord
- L’ancien député libéral et actuel député indépendant Han Dong a répondu aux accusations selon lesquelles un « agent mandataire connu » de la RPC avait organisé un autobus d’étudiants étrangers pour soutenir son vote d’investiture. Les documents des services de renseignement présentés lors des audiences indiquent que l’agent mandataire a fourni aux étudiants des documents d’identité falsifiés avec des adresses qui leur ont permis de voter dans la circonscription de M. Dong.
- Le directeur de la campagne libérale, Jeremy Broadhurst, a déclaré à la commission qu’il n’y avait « rien de mal en soi à transporter des étudiants étrangers [...] s’ils s’étaient correctement inscrits en tant que libéraux dans le cadre de l’investiture… [et] s’ils résidaient dans la circonscription ».
- Bill Blair, ancien ministre libéral de la sécurité publique et de la protection civile, a déclaré que, bien qu’il ait été informé des « irrégularités » entourant le vote d’investiture de M. Dong, il n’était pas préoccupé par les rapports parce qu’ils n’étaient pas « solidement étayés » et « ne suggéraient pas » que M. Dong était au courant d’une ingérence potentielle, ni que les résultats de l’élection avaient été compromis.
- Le premier ministre Trudeau a également déclaré qu’il n’y avait pas « d’informations suffisamment crédibles » pour justifier le renvoi de M. Dong. Il a réitéré que le SCRS ne lui avait pas conseillé d’annuler la nomination de M. Dong, contrairement à ce qu’ont rapporté les médias.
- Le Groupe des cinq a décidé que les préoccupations concernant la circonscription de M. Dong n’atteignaient pas le seuil d’un avertissement public.
Sur la campagne de désinformation contre le Parti conservateur en 2021
- L’ancien dirigeant conservateur, Erin O’Toole, a indiqué que les résultats des élections de 2021 ne correspondaient pas à la modélisation de son équipe et a indiqué que son parti avait perdu jusqu’à neuf sièges en raison de l’intimidation ou de la suppression d’électeurs et de la campagne de désinformation menée par la RPC.
- L’ancien député conservateur Kenny Chiu a partagé avec la commission d’enquête des captures d’écran de fausses histoires diffamatoires diffusées sur WeChat parmi la communauté de la diaspora. Il a indiqué que les stations de radio locales en langue chinoise diffusaient également des informations erronées. Les documents des services de renseignement présentés lors des audiences montrent que ces fausses histoires utilisent un langage qui reflète les articles publiés par les médias d’État chinois, ce qui suggère l’implication de la RPC.
- Le premier ministre Justin Trudeau a déclaré à la commission d’enquête que, lors des élections de 2021, il n’était pas au courant de la campagne de désinformation menée contre le Parti conservateur, ni des allégations concernant la préférence de la Chine pour un gouvernement libéral minoritaire. Il a estimé qu’il serait « improbable » que la Chine ait une telle opinion sur les élections, étant donné que les relations entre le Canada et la Chine se sont considérablement détériorées en raison de la situation des « deux Michaels ».
- L’ancienne fonctionnaire Nathalie Drouin, qui a fait partie du groupe des cinq, a expliqué à la commission d’enquête que le groupe n’avait pas de preuve concrète que le gouvernement chinois était responsable de la désinformation.
Réactions du gouvernement et des services de sécurité aux allégations d’ingérence étrangère
- Les ministres ont déclaré avoir reçu, avant que les médias ne parlent d’ingérence dans les élections, des informations de sécurité de « haut niveau » sur les menaces possibles, qui n’incluaient pas les noms des cibles ou des auteurs potentiels. Le ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, a déclaré qu’il n’a commencé à recevoir des informations détaillées qu’après que ces allégations ont été rendues publiques.
- Des représentants de haut niveau des campagnes libérales, conservatrices et néo-démocrates ont déclaré qu’ils n’avaient pas reçu de documents importants décrivant la stratégie d’ingérence présumée de la Chine de la part du Groupe de travail sur les menaces en matière de sécurité et de renseignements visant les élections, l’organisme non partisan chargé de tirer la sonnette d’alarme au sujet des possibles activités d’ingérence. Le directeur national du Parti libéral, Azam Ishmael, a ajouté que les séances d’information du SCRS pouvaient être qualifiées de « cybersécurité 101 »
- Élections Canada a soutenu qu’il avait des difficultés à enquêter sur l’ingérence étrangère, car l’organisme n’a pas l’autorité nécessaire pour effectuer un audit complet des donateurs afin de découvrir des transactions cachées (par exemple, un financement provenant d’acteurs étrangers).
- Plusieurs députés et représentants de la diaspora ont déclaré que les autorités n’avaient pas répondu adéquatement à leurs préoccupations concernant l’ingérence étrangère. « C’est un peu comme si j’étais en train de me noyer et qu’ils me regardaient, et la meilleure solution qu’ils aient trouvée est de me dire que je me noyais », a précisé l’ancien député conservateur Kenny Chiu.
Sur la discrimination anti-asiatique
- L’ancien dirigeant conservateur Erin O’Toole a expliqué à la commission d’enquête qu’il avait choisi de ne pas attirer l’attention sur les attaques dont son parti a fait l’objet parce que de telles discussions à l’époque (c’est-à-dire dans le contexte du COVID-19) auraient pu être dépeintes comme perpétuant le racisme anti-asiatique.
- Winnie Ng co-présidente de la Toronto Association for Democracy in China, a aussi évoqué les accusations de racisme portées contre elle par d’autres membres de la communauté de la diaspora lorsqu’elle a plaidé en faveur d’un registre de transparence sur l’influence étrangère au Canada. Elle a averti que les recommandations de la commission pourraient faire l’objet de critiques similaires.
- Des cadres supérieurs du cabinet du premier ministre ont témoigné qu’ils estimaient que le programme du Parti conservateur avait modifié sa rhétorique, passant de la « critique du régime du Parti communiste » à des insinuations selon lesquelles les valeurs chinoises et canadiennes étaient intrinsèquement « incompatibles », ce qui « rebutait la communauté chinoise canadienne » à une époque où la discrimination anti-asiatique atteignait des sommets.
- Le 28 mars, à la suite des témoignages de la diaspora, la commission a reçu une lettre ouverte de certains membres de la communauté chinoise de Montréal qui craignaient que l’enquête ne mette en péril leur droit démocratique de voter « sans être soupçonnés d’être influencés par une puissance étrangère ».
Sur les efforts de la Commission sur l’ingérence étrangère pour équilibrer la transparence et la sécurité nationale
- La commissaire Hogue a reconnu les défis posés par les « impératifs de confidentialité » de la commission pour maintenir l’enquête publique « transparente et ouverte ».
- Mme Hogue a réaffirmé l’obligation de préserver la confidentialité de certaines informations pour protéger la sécurité nationale du Canada, notamment les sources de renseignements, l’identité des agents, les méthodes de collecte de renseignements et les détails des enquêtes en cours.
- La commission a choisi d’adopter un protocole de « règles de preuve souples », permettant aux témoins de s’abstenir de répondre à des questions susceptibles de « révéler des informations protégées par le secret de la sécurité nationale ».
- Avant le 27 mars, la commission a tenu six jours d’audiences à huis clos (privées) à la demande du procureur général du Canada. Pour respecter son engagement d’ouverture, la commission a préparé des résumés de ces réunions à huis clos, qui ont servi de preuves pour les audiences publiques.
- Même si la procédure est « très délicate », Mme Hogue a promis que l’enquête sera « aussi transparente que possible » et qu’elle aboutira à un rapport qui pourra être « examiné, compris et évalué » par les Canadiens.
Conclusion
Après plusieurs jours d’audiences publiques et à huis clos, la Commission sur l’ingérence étrangère va maintenant préparer un rapport intérimaire qui sera publié le 3 mai. Ce rapport évaluera le degré d’influence des actions présumées de la Chine et d’autres acteurs étrangers sur les élections de 2019 et 2021, et déterminera si le flux d’informations a été suffisant entre les principaux décideurs, y compris les élus, qui étaient chargés de protéger l’intégrité des deux élections en question.
Les audiences publiques reprendront à l’automne, probablement en septembre, lorsque la commission poursuivra sa mission d'enquête visant à déterminer la capacité du Canada à « détecter, dissuader et contrer » les ingérences étrangères et à formuler des recommandations sur la manière dont le Canada peut mieux protéger ses institutions démocratiques. Un rapport final sera produit en décembre 2024.