En résumé
On ne saurait trop insister sur l’importance du Cadre mondial de la biodiversité pour l’Asie du Sud-Est. D’autant plus que la région abrite l’une des biodiversités les plus riches de la planète. C’est pourquoi la lutte contre la détérioration de la nature est de plus en plus urgente et nécessite une approche multipartite, notamment des infrastructures durables, une capacité financière efficace et des changements politiques urgents. La région est-elle en mesure de relever le défi ?
Introduction
Aux premières heures du 19 décembre 2022, à Montréal (Québec), le texte du Cadre mondial de la biodiversité (CMB) de Kunming à Montréal a été finalisé. Plus de 190 États signataires ont accepté de protéger 30 % des terres et des eaux de la planète, de réduire de moitié le gaspillage alimentaire mondial et de mobiliser au moins 272 milliards de dollars canadiens par an pour le financement de la biodiversité mondiale d’ici à 2030, entre autres objectifs.
Les négociations de la 15e Conférence des Parties (COP15) à la Convention des Nations unies sur la diversité biologique (CDB), organisée conjointement par le Canada et la Chine, ont été marqués par des désaccords, blocages, débrayages et manifestations. L’insuffisance et l’inefficacité de l’aide financière et le décalage entre les attentes des pays développés et la capacité des pays en développement à mettre en œuvre l’accord sont quelques-unes des questions clés qui ont été soulevées au cours des négociations. Finalement, l’accord a été conclu. Il s’agit d’un instrument volontaire non contraignant destiné à fixer des objectifs de conservation pour la fin de cette décennie.
Pour l’Asie du Sud-Est, il était grand temps que le CMB arrive. La région abrite des zones humides, des forêts tropicales humides, des tourbières, des récifs coralliens, des mangroves et des deltas fluviaux, dont la biodiversité, parmi les plus riches de la planète, est menacée par pratiquement toutes les menaces environnementales possibles, qu’il s’agisse du changement climatique, de l’élévation du niveau de la mer, de la déforestation ou de l’extraction destructive des ressources. En raison de ces menaces, la région risque de subir d’importantes pertes environnementales, économiques et sociales. Or, pour que le CMB parvienne à atténuer ces risques et à protéger la biodiversité en Asie du Sud-Est, plusieurs politiques clés doivent être mises en œuvre.
Contexte
En 2021, seules 16,6 % des zones terrestres et 7,7 % des zones marines étaient protégées au niveau mondial. Le Rapport sur les risques mondiaux 2023 (Global Risks Report 2023) du Forum économique mondial (abrégé en anglais WEF) classe la « perte de biodiversité et l’effondrement des écosystèmes » au quatrième rang des risques les plus graves pour les économies et les sociétés au cours de la prochaine décennie, un risque d’autant plus important que l’Asie du Sud-Est est riche en biodiversité. Selon le WEF, l’extinction anthropique, c’est-à-dire l’extinction d’espèces due à l’activité humaine, survient mille fois plus vite que le taux naturel, menaçant un million d’espèces de flore et de faune dans le monde. Selon les prévisions du WEF, cette accélération du rythme d’extinction entraînera une perte de capital naturel qui pourrait mettre en péril 63 % du produit intérieur brut de la région Asie-Pacifique. En Asie du Sud-Est, jusqu’à 42 % de la biodiversité pourrait disparaître d’ici la fin du siècle.
Le CMB est considéré comme un « accord de Paris pour la nature » historique visant à protéger et à restaurer la biodiversité mondiale. Ce cadre, qui comprend 23 objectifs à atteindre d’ici à 2030 et quatre objectifs plus larges à réaliser d’ici à 2050, est destiné à être intégré dans les plans nationaux et sectoriels, tout en tenant compte des différentes situations nationales. La protection de 30 % des terres et des océans de la planète d’ici à 2030 (également connu sous le nom de « 30x30 ») est l’ambition centrale du CMB, qui adopte une approche ascendante pour sa mise en œuvre. Les parties à la CDB sont tenues de présenter des stratégies et des plans d’action nationaux pour la biodiversité (abrégé SPANB). Il incombe aux pays de veiller à ce que les SPANB et les politiques nationales soutiennent les 18 considérations du CMB, qui englobent le « rôle des peuples autochtones et des communautés locales en tant que gardiens de la biodiversité », les « circonstances, priorités et capacités nationales », une « approche fondée sur les droits de l’Homme » et la « garantie de l’égalité entre les hommes et les femmes ». Plusieurs objectifs financiers ont également été fixés pour renforcer la capacité à atteindre les objectifs du CMB. L’un d’entre eux est la promesse de mobiliser au niveau national au moins 200 milliards de dollars par an en financements publics et privés pour la mise en œuvre des SPANB d’ici à 2030.
Mais les défis à relever pour que la région atteigne ses objectifs dans le cadre du CMB sont immenses. Par exemple, il convient de souligner qu’aucun des États d’Asie du Sud-Est n’a atteint les 20 objectifs du prédécesseur du CMB, à savoir les objectifs d’Aichi pour la biodiversité pour la période 2010-2020. La plupart des pays asiatiques n’ont pas été en mesure de répondre aux principaux objectifs d’Aichi concernant les aires protégées, les pays devant s’engager à protéger au moins 17 % des terres terrestres et des eaux intérieures et 10 % des zones côtières et marines d’ici à 2020. En fait, l’Asie était en fin de compte « le continent le moins performant au niveau mondial, avec seulement 13,2 % de la couverture des aires protégées terrestres ». Cela soulève des inquiétudes quant à l’objectif ambitieux de 30 % qui a été fixé dans le cadre du CMB. Cet objectif implique, pour l’Asie du Sud-Est, que la croissance des aires protégées devra être 2,4 fois plus rapide qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Perspectives de l’Asie du Sud-Est
L’Asie du Sud-Est abrite près d’un cinquième des espèces végétales et animales de la planète, un tiers des habitats côtiers et marins, un tiers des espèces de récifs coralliens, plus de la moitié des tourbières tropicales et près de la moitié des zones de mangrove, alors qu’elle n’occupe que trois pour cent de la superficie totale de la planète.
Trois des 17 pays « mégadivers » de la planète se trouvent en Asie du Sud-Est – l’Indonésie, la Malaisie et les Philippines – et présentent la plus grande diversité d’espèces et le plus fort taux d’endémisme par unité de surface. Les points chauds de la biodiversité de l’Indo-Birmanie, qui comprennent les pays du Grand Mékong (Cambodge, Laos, Myanmar, Thaïlande et Vietnam), ajoutent à la richesse de la biodiversité de la région. Cette biodiversité n’a pas encore été entièrement répertoriée. Rien qu’en 2020, 224 espèces de plantes et de vertébrés ont été découvertes dans ces points chauds.
Plus généralement, l’Asie du Sud-Est – une région où le risque d’extinction des espèces et d’effondrement des écosystèmes est le plus élevé – voit sa situation exacerbée non seulement par l’accélération de la crise climatique, mais aussi par des pratiques industrielles et agricoles non durables, ainsi que par un développement et une urbanisation rapides. Plus de 660 millions de personnes dépendent de la biodiversité de la région pour leur subsistance et leur bien-être, mais seulement six pour cent du territoire de l’Asie du Sud-Est est protégé. Entre-temps, la conversion des terres pour l’agriculture, les établissements humains et les produits du bois a entraîné une perte de quelque 80 000 km² de couverture forestière par an. Les facteurs critiques qui menacent la biodiversité de l’Asie du Sud-Est sont le changement d’utilisation des terres et des mers, la pollution, la surexploitation des espèces, le changement climatique, les espèces envahissantes et les maladies. Le lien entre la déforestation et les pandémies est évident, de sorte que l’Asie du Sud-Est risque d’être le prochain point zéro d’une pandémie si les habitats naturels continuent d’être détruits à un rythme sans précédent.
L’urbanisation en Asie du Sud-Est devrait s’intensifier, la population devant augmenter de 100 millions de personnes supplémentaires d’ici à 2030. Cette croissance s’accompagne d’un besoin urgent d’infrastructures durables qui prennent en compte la biodiversité urbaine et réduisent le stress sur les écosystèmes existants. La rhétorique selon laquelle la nature sera inévitablement un dommage collatéral du développement économique est révolue. En effet, des études ont montré comment la conservation de la biodiversité peut générer des richesses et des opportunités économiques dans toute la région (près de 3 000 milliards de dollars canadiens par an). La Banque asiatique de développement (BAD) a relevé son ambition en matière de financement climatique pour la période 2019-2030 à 134 milliards de dollars canadiens. Elle a également appelé à la mobilisation des financements du secteur privé et à l’intégration par les États d’Asie du Sud-Est d’obligations vertes, sociales et durables dans leurs cadres financiers respectifs afin de financer les infrastructures vertes.
À mesure que la région se développe et s’urbanise, l’efficacité du décaissement des ressources financières sera cruciale. Avec le CMB, la responsabilité de la mise en œuvre du cadre revient désormais au niveau national, ce qui nécessitera plus qu’une simple volonté politique. Le secteur privé doit prendre une part prépondérante dans la facilitation du financement et la mise à disposition de capacités. Le renforcement des capacités financières, institutionnelles, infrastructurelles et techniques au sein des communautés et des industries est primordial pour le succès du CMB en Asie du Sud-Est, tout comme l’intégration de critères favorables à la nature dans les processus de prise de décision dans les différents secteurs.
Pour que l’objectif 30x30 soit atteint, les efforts déployés au niveau des États doivent être soutenus par le secteur privé. Un nombre record d’entreprises privées a participé à la COP15, avec plus de 330 entreprises et investisseurs appelant à un CMB plus solide et obligatoire. Beaucoup ont participé à des événements parallèles pendant les négociations, et plusieurs entreprises et consortiums ont promis des financements et des capacités techniques pour atteindre les objectifs du CMB, notamment le Fonds climatique pour la nature (Climate Fund for Nature) de Kering et L’Occitane, doté de 400 millions de dollars canadiens. De même, en dehors de la COP15, le secteur privé s’est de plus en plus mobilisé pour faire face à la crise de la biodiversité, notamment les entreprises Silverstrand Capital et Ecoshare, établies à Singapour. La première a lancé un programme d’accélération pour soutenir les entreprises qui travaillent dans le domaine des technologies et des solutions fondées sur la nature, tandis que la seconde gère de façon durable les actifs des écosystèmes pour le compte des propriétaires terriens en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Parallèlement, la société d’investissement Terratai s’est récemment lancée en Indonésie pour combler les lacunes financières et techniques des entreprises de protection de la nature en phase de démarrage. Il s’agit là du type d’initiatives du secteur privé nécessaires pour atteindre les objectifs du CMB.
Des changements politiques urgents sont également essentiels pour atteindre les objectifs du CMB, à savoir des politiques qui incluent et respectent les communautés autochtones et locales dans la conservation de la biodiversité. Pour atteindre ces objectifs, il faut une transition juste, reposant sur une démarche fondée sur les droits et donnant la priorité à l’inclusion, à l’instar de l’approche définie dans les partenariats pour une transition énergétique juste (JEPT) conclus ces dernières années avec l’Indonésie et le Vietnam.
En outre, dans le cadre de la transition vers une planète favorable à la nature, la recherche a montré comment les investissements dans les solutions fondées sur la nature (SfN ou NbS abrégé en anglais) peuvent générer des opportunités d’emploi significatives, en particulier dans les zones rurales. Un dernier rapport de l’Organisation internationale du Travail, du Programme des Nations Unies pour l’environnement et de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a constaté que la plupart des 75 millions de personnes employées dans le secteur des SfN vivent dans la région Asie-Pacifique et qu’il serait possible de créer 20 millions d’emplois supplémentaires si les investissements dans les SfN étaient multipliés par trois d’ici à 2030. Les SfN constituent une approche d’atténuation du changement climatique et de conservation de la biodiversité qui permet de faire face simultanément à ces deux crises et qui gagne de plus en plus de terrain dans la région. La restauration des mangroves dégradées, par exemple, permet non seulement de séquestrer le carbone et d’amortir les ondes de tempête, mais aussi de conserver la biodiversité. Il s’agit donc d’un outil efficace d’atténuation du changement climatique, d’adaptation et de conservation de la biodiversité. De plus en plus, les crédits carbone générés par les SfN font l’objet d’une prime plus élevée, et l’augmentation de la demande pour ces crédits pourrait permettre au marché du carbone de générer des recettes annuelles d’au moins 24 milliards de dollars canadiens d’ici à 2050.
Outre ces solutions, il est également nécessaire de procéder à une évaluation comparative et de consolider les efforts régionaux, compte tenu de la portée fortement transfrontalière des pertes de biodiversité dans la région. L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE), fidèle à son principe de centralité, a publié une déclaration commune à la COP15 à la suite de l’accord-cadre mondial de la biodiversité. Dans cette déclaration, l’ANASE a réitéré son engagement à améliorer collectivement la coopération transfrontalière et à renforcer les capacités, tout en appelant les parties à la CDB à intégrer la biodiversité dans diverses industries, à intensifier les actions de renforcement des capacités et à fournir des ressources pour aider les pays en développement à mettre en œuvre leurs stratégies et plans d’action nationaux pour la biodiversité (SPANB). Grâce à une étroite collaboration avec des partenaires extérieurs tels que l’UE, la République de Corée et la Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ), l’agence allemande de développement, l’ANASE joue un rôle clé dans le renforcement des capacités dans la région.
Perspectives d’avenir
La réalisation des objectifs du CMB nécessitera une action concertée, en particulier dans une région qui a un besoin urgent de capacités techniques, financières et infrastructurelles. En 2022, le Canada s’est engagé à verser 350 millions de dollars canadiens pour soutenir les efforts de conservation dans les pays en développement. Cette somme s’ajoute à l’engagement de 5,3 milliards de dollars canadiens pris en 2021 en faveur du financement international de la lutte contre les changements climatiques. Dans le cadre de l’aide internationale à l’environnement, le Canada examine toutes les propositions de projet sous l’angle de la protection de la nature. Par ailleurs, le secteur privé est de plus en plus actif dans la promotion de la finance durable. En plus d’offrir une approche de financement mixte, le Canada peut soutenir la transition environnementale de l’Asie du Sud-Est grâce à ses atouts techniques dans le domaine de la capture du carbone, de l’ingénierie durable et des solutions fondées sur la nature.
Le Canada s’est engagé avec l’Asie du Sud-Est dans le cadre de la CDB et du Fonds pour l’environnement mondial ou FEM (en anglais Global Environment Facility ou GEF) par le biais du G7 et d’autres initiatives bilatérales. En 2021, les États membres de l’ANASE représentaient collectivement le quatrième partenaire commercial du Canada. L’accord de libre-échange entre le Canada et l’ANASE, actuellement en cours de négociation, offre une nouvelle occasion de favoriser la transition de la région vers une économie à faible émission de carbone et respectueuse de la nature, grâce à un échange de capacités techniques et financières dans le domaine des infrastructures durables et du commerce de biens et de services à faible émission de carbone. Le renforcement des échanges universitaires est également essentiel pour combler les lacunes dans la mise en œuvre et l’évaluation des objectifs du CMB. La promotion des partenariats entre entreprises pourrait également contribuer à l’amélioration du transfert de technologies vertes.
Comme indiqué lors des négociations sur le Cadre mondial de la biodiversité à Montréal, les objectifs doivent être mesurables. Aichi, le précurseur infructueux du CMB, était au mieux ambitieux. Ce dernier ne prévoyait pas de financement pour permettre aux pays en développement de concrétiser leurs stratégies nationales. Si l’on ne tire pas les leçons d’Aichi, le CMB risque lui aussi de ne pas être respecté, compte tenu de son langage vague et de son caractère non contraignant. Néanmoins, l’espoir réside dans la reconnaissance croissante de l’imbrication et de l’urgence des défis climatiques et de biodiversité, comme en témoigne un autre accord historique en matière de conservation : le traité juridiquement contraignant des Nations Unies sur la haute mer, conclu en mars 2023 par 193 pays dans le but de protéger 30 % des zones marines hors de la juridiction nationale. Le traité, qui a le potentiel de catalyser les actions nécessaires pour atteindre les objectifs du CMB, aura une incidence sur les routes maritimes et les pêcheries commerciales, en particulier en Asie, où se pratique plus de la moitié de la pêche commerciale dans le monde. Les risques associés à l’inaction en matière de biodiversité en Asie du Sud-Est sont monumentaux. Il est toutefois possible d’atténuer efficacement ces risques en adoptant une approche respectueuse de la nature.