Près d’un milliard de personnes voteront entre le 19 avril et le 1er juin lors des élections nationales indiennes en sept phases, qui devraient permettre au premier ministre Narendra Modi de remporter un troisième et inhabituel mandat consécutif. Ces élections se déroulent dans le contexte de l’influence croissante du pays sur la scène politique mondiale, en particulier après sa présidence réussie du G20 en 2023 – un événement considéré comme le signe que « le moment de l’Inde est venu ».
Les élections indiennes de 2024 sont également l’occasion pour les Canadiens de faire le point sur l’ascension économique et géopolitique de l’Inde et sur l’évolution des relations du monde avec ce poids lourd de l’Asie du Sud. À cette fin, le 18 mars, la Fondation Asie Pacifique du Canada (FAP Canada) a réuni un groupe d’experts pour discuter des implications possibles des élections sur la politique étrangère et des conséquences de l’ascension géopolitique à long terme de l’Inde pour le Canada et les grandes puissances mondiales.
Les experts étaient Michael Kugelman, directeur du South Asia Institute au Wilson Center à Washington D.C. ; Reeta Tremblay, professeure émérite de politique comparée à l’University of Victoria ; et T.V. Paul, professeur James McGill de relations internationales à l’Université McGill, et Vina Nadjibulla, vice-présidente, Recherche et stratégie, FAP Canada (Modératrice). Voici un récapitulatif de leur discussion. Un enregistrement vidéo de l’intégralité de la conversation sera bientôt disponible sur le site Web de la FAP Canada.
Grande puissance, puissance montante ou puissance moyenne ?
L’essor remarquable de l’Inde n’est pas sans contradictions. Par exemple, elle est en passe de devenir la troisième économie mondiale d’ici à 2030, mais affiche encore des résultats médiocres pour de nombreux indicateurs de développement humain. Malgré ces défis, le premier ministre Modi et son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP), conservent leur popularité. Michael Kugelman a décrit Modi comme une sorte « d’homme téflon » qui a réussi à se relever de plusieurs défis politiques intérieurs au cours de son mandat : les manifestations d’agriculteurs en 2020-21, une forte augmentation des infections par le virus COVID-19 pendant la pandémie et la décision soudaine et controversée de démonétiser la monnaie du pays en 2016.
L’une des raisons de la popularité de Modi, a expliqué M. Kugelman, réside dans les succès de sa politique étrangère. Tout d’abord, New Delhi a rehaussé son rôle sur la scène mondiale et a approfondi son engagement et renforcé ses relations avec les régions qu’elle considère comme vitales pour ses intérêts fondamentaux : l’Indo-Pacifique, le Moyen-Orient et l’Occident. Deuxièmement, l’Inde a remporté quelques succès stratégiques majeurs en appliquant son principe fondamental de politique étrangère, à savoir l’autonomie stratégique, en évitant les alliances et l’adhésion à des « camps » officiels afin de maximiser son espace stratégique et de se donner une grande marge de manœuvre et d’indépendance en matière de politique étrangère. Sa position sur les deux conflits les plus graves du monde, Gaza et l’Ukraine, en est un exemple. Dans le premier cas, l’Inde s’est considérablement rapprochée d’Israël tout en maintenant une forte camaraderie avec les États arabes et une solidarité avec les Palestiniens. Dans le second cas, l’Inde a préservé sa « relation spéciale et étroite » avec la Russie tout en maintenant, voire en renforçant, ses relations avec les grandes puissances occidentales.
En fin, sur le plan de la réputation, la plupart des gouvernements du monde considèrent l’Inde comme un acteur stratégique clé et un marché d’une importance vitale. Voilà qui explique pourquoi tant de ces gouvernements s’abstiennent de critiquer trop sévèrement l’Inde pour son glissement perçu vers l’illibéralisme.
Revenant sur le contexte national, Reeta Tremblay a souligné que la campagne de Modi s’appuie sur un récit politique puissant qui comporte trois messages principaux. Le premier : l’élection à venir sera un vote en faveur du président en exercice et un référendum sur les réalisations de Modi et du BJP des dix dernières années, y compris la promesse de créer une Inde développée (« Viksit Bharat ») d’ici 25 ans. Le deuxième est le projet de construire la marque mondiale de l’Inde en tant que puissance de premier plan, puissance responsable, puissance collaborative et leader du Sud.
Troisièmement, pour renforcer sa position dominante à l’intérieur du pays, la campagne de Modi s’est concentrée sur trois groupes clés : les musulmans des castes « défavorisées », qui représentent 85 % de la population musulmane de l’Inde ; les États du sud, où la représentation politique du BJP a été plus faible que dans le nord ; et le Pendjab, à majorité sikh, où le parti régional Akali Dal – l’un des plus anciens alliés du BJP – s’est retiré de l’alliance en 2020 lors des manifestations de paysans.
Il reste à voir si ces efforts porteront leurs fruits. Un troisième mandat de Modi consoliderait les projets de construction de la nation et de l’État du BJP, et encouragerait l’idée de l’Inde en tant que « puissance civilisationnelle ». Toutefois, l’état de sa démocratie libérale restera précaire.
En commentant la montée en puissance de l’Inde, T.V. Paul a affirmé que l’Inde est la deuxième puissance montante la plus réussie après la Chine. Dans « l’ordre mondial multiplex » actuel, a-t-il déclaré, l’Inde a gagné avant tout en termes de puissance matérielle, sous la forme de croissance économique, de prouesses militaires et d’avancées technologiques, mais aussi en termes de puissance immatérielle, grâce à ses attributs civilisationnels, à ses institutions démocratiques et aux liens solides qu’elle entretient avec sa diaspora.
Mais pour déterminer si l’Inde est une puissance montante ou une grande puissance, le professeur Paul, paraphrasant son livre à paraître, The Unfinished Quest: India's Search for Major Power Status from Nehru to Modi, le professeur Paul a déclaré que le statut est comme la beauté, il est dans les yeux de celui qui regarde. Autrement dit, dans sa quête d’un statut géopolitique plus important, l’Inde aura besoin d’une légitimation extérieure de ce statut.
M. Paul a également fait valoir que la dimension internationale des prochaines élections sera déterminante. Ses relations avec les États-Unis pourraient prendre une tournure plus transactionnelle, en particulier s’il y a une deuxième administration Trump. En ce qui concerne la Russie, il a indiqué qu’une partie du calcul de New Delhi ne consiste pas seulement à préserver une amitié de longue date, mais aussi à ne pas rapprocher Moscou de Pékin.
Le plus grand défi pour l’Inde sur le plan extérieur sera peut-être de savoir ce qu’elle ferait en cas de conflit armé entre la Chine et Taïwan, ou si la guerre en Ukraine s’aggravait. Il s’agira de tests majeurs pour New Delhi. Serait-elle capable de continuer à respecter l’autonomie stratégique et une politique de « multi-alignement » ?
Évolution du partenariat stratégique avec l’Occident
Vina Nadjibulla, de la FAP Canada, a souligné que plusieurs facteurs économiques et stratégiques ont convergé pour rapprocher les États-Unis et d’autres puissances occidentales de l’Inde, contribuant ainsi à en faire un acteur plus important. Cette convergence s’est traduite par la résolution mutuelle de six différends entre les États-Unis et l’Inde au sein de l’Organisation mondiale du commerce en 2023. De plus, comme l’a également relevé Michael Kugelman, le Pakistan, allié de longue date des États-Unis et principal adversaire de l’Inde, n’est plus un point de tension entre Washington et New Delhi. Même avec l’inculpation par un tribunal new-yorkais d’un complot de « meurtre pour le compte d’autrui » impliquant prétendument un fonctionnaire indien, la convergence stratégique des deux pays autour des préoccupations concernant la Chine devrait empêcher la relation de se détériorer.
En outre, les importations indiennes de matériel militaire américain ont considérablement augmenté ces dernières années, l’Inde cherchant à réduire sa dépendance à l’égard de la Russie, d’autant plus que cette dernière se rapproche de la Chine. En outre, les relations commerciales et le poids économique global de l’Inde seront également déterminants. En 2023, les États-Unis sont devenus le premier partenaire commercial de l’Inde, devant la Chine. L’accueil grandiose réservé à Modi lors de sa première visite d’État aux États-Unis en 2023 montre à quel point le partenariat stratégique est devenu crucial pour les deux pays.
Concurrence régionale et course au leadership dans le Sud mondial
À l’exception du Pakistan, l’Inde a toujours exercé une influence hégémonique sur les petits États de son voisinage. Toutefois, la montée en puissance géopolitique de l’Inde a coïncidé avec un déclin de cette influence, en particulier vis-à-vis de la Chine. Par exemple, ses relations avec les Maldives ont récemment atteint un creux, et même dans des pays comme le Népal, le Bangladesh et le Sri Lanka, la Chine a réussi à réduire l’influence de l’Inde. L’initiative La Ceinture et la Route et les activités de développement des infrastructures de la Chine contribuent largement à faire d’elle un acteur beaucoup plus important dans la sous-région.
Mais, comme l’a fait remarquer T.V. Paul, si New Delhi essaie de se faire à l’idée de devoir « partager » son statut de leader en Asie du Sud avec la Chine, elle semble également avoir conclu que l’Asie du Sud n’est pas la région qui va faire d’elle une grande puissance. Elle cherche plutôt à renforcer ses liens avec des pays plus éloignés. Sur ce plan, M. Modi a réussi.
Les défis de la politique étrangère et intérieure de l’Inde
De nombreux acteurs occidentaux restent préoccupés par ce qu’ils considèrent comme un déclin des droits et des libertés en Inde. Parallèlement, l’Inde, qui se considère comme une puissance civilisationnelle, a formulé l’idée d’un « rééquilibrage culturel », selon laquelle une vision occidentale du monde ne devrait pas fixer des attentes normatives pour les autres. Cette idée restera un défi permanent dans les relations de l’Inde avec les démocraties libérales occidentales. Par exemple, New Delhi a réfuté les préoccupations du département d’État américain, fondées sur les libertés religieuses, concernant la mise en œuvre d’une loi controversée sur la citoyenneté, les qualifiant de « déplacées, mal informées et injustifiées ».
Prof. Tremblay a mis l’accent sur l’ouverture du BJP à des segments des communautés musulmanes et sikhes en Inde – deux minorités religieuses qui ne font pas partie de la base de soutien traditionnelle du BJP – et a précisé que de nombreux musulmans se méfient de la loi sur la citoyenneté de 2019 et s’inquiètent des menaces qui pèsent sur leurs libertés religieuses. Selon T.V. Paul, la crainte d’une montée de l’illibéralisme pourrait nuire au « pouvoir de convaincre » de l’Inde, une composante essentielle de sa quête d’un statut de grande puissance. Malgré ces défis, il a également indiqué que la présence internationale croissante de l’Inde et sa population massive devraient permettre au pays d’occuper une plus grande place dans les structures de gouvernance mondiale.
M. Paul a ajouté que l’Inde avait moins bien réussi à faire preuve de leadership dans les forums mondiaux et sur des questions mondiales telles que l’action climatique, ayant tendance à se comporter comme un « pouvoir de veto » ou un opposant, rejetant les propositions sans apporter de solutions.
Le Canada reste une exception
Si les relations entre les États-Unis et l’Inde se sont renforcées, on ne peut pas en dire autant du Canada. Les retombées diplomatiques de la déclaration du premier ministre Justin Trudeau en septembre 2023 concernant l’implication présumée de l’Inde dans le meurtre d'un citoyen canadien sur le sol canadien, et la réponse beaucoup plus sévère de New Delhi à ces allégations par rapport à des allégations similaires aux États-Unis, ont soulevé des questions difficiles sur la manière dont Ottawa devrait s’engager avec cet acteur clé de l’Indo-Pacifique.
Mme Tremblay a rappelé qu’en 75 ans de relations bilatérales entre l’Inde et le Canada, environ un tiers de cette période, y compris la période actuelle, a été marqué par des tensions. La première grande rupture a eu lieu en 1974 après les premiers essais nucléaires de l’Inde utilisant du plutonium fabriqué dans un réacteur de recherche donné à l’Inde par le Canada. Elle a ajouté que, même à l’heure actuelle, les relations en matière de commerce et d’investissement n’ont guère été affectées et que les échanges au niveau infranational se sont poursuivis.
Les défis pour les relations entre le Canada et l’Inde, a-t-elle déclaré, s’articuleront autour de deux questions : comment le Canada gère-t-il les attentes de l’Inde sur la question du Khalistan sans sacrifier ses valeurs et comment le Canada gère-t-il la politique de la diaspora. Ses remarques laissent entendre que si Ottawa a besoin d’une stratégie de relations publiques et de communication plus efficace pour gérer les différends avec l’Inde à court terme, à plus long terme, les deux parties doivent faire de grands progrès dans l’établissement de la confiance et l’élimination des barrières historiques et idéologiques.
T.V. Paul a commenté la dissonance idéologique entre les deux pays, en particulier dans la manière dont ils définissent leurs intérêts nationaux. L’approche canadienne est guidée par une vision libérale du monde, qui protège le droit à l’autodétermination et la liberté d’expression. En revanche, la pensée stratégique indienne considère le dénigrement de la souveraineté et de l’intégrité territoriale comme une grave menace pour la sécurité nationale. Ainsi, certains aspects de la politique de la diaspora au Canada sont devenus une grave pomme de discorde dans les relations bilatérales.
Et ensuite ?
Indépendamment des différences de perception, l’ascension géopolitique de l’Inde à l’époque actuelle est un événement important qui consolide de plus en plus ses relations avec les États-Unis et d’autres puissances occidentales. Malgré sa réticence à rejoindre des alliances formelles, le partenariat stratégique de New Delhi avec les États-Unis reste solide, d’autant plus que leurs intérêts et leurs valeurs s’alignent sur la promotion d’une région indo-pacifique pacifique, libre et ouverte.
Comme mentionné plus haut, la question qui subsiste est celle du rôle que l’Inde pourrait jouer si les divergences entre les grandes puissances telles que les États-Unis et la Chine s’aggravent. New Delhi pourrait-elle se permettre de se mettre à dos la Chine, étant donné qu’elle présente un déséquilibre commercial de près de 100 G$ US en faveur de Pékin, ou que les conflits frontaliers entre les deux parties ne sont toujours pas résolus ?
L’Inde restera prudente et ne renoncera pas à son autonomie stratégique ni à l’amitié durable qu’elle entretient avec la Russie. Si les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient s’intensifient, l’Inde pourra-t-elle rester « multi-alignée »? Le Canada et l’Inde trouveront-ils un moyen de dépasser leurs différences pour reconstruire des relations plus étroites ?