Le nouveau projet de sous-marin du Canada et les enjeux géopolitiques de l’Arctique et de l’Indo-Pacifique

Canadian Navy Victoria-class long-range patrol submarine HMCS Corner Brook
U.S. Navy photo John Narewski

Les changements climatiques ont ouvert les eaux de l’Arctique canadien, augmentant l’importance stratégique de la région et présentant de nouveaux défis en matière de sécurité face à des puissances telles que la Chine et la Russie. La vaste et vulnérable côte arctique du Canada nécessite une flotte de sous-marins capable de mener des opérations prolongées et furtives sous la glace afin de dissuader les adversaires potentiels. Ces opérations sont essentielles pour faire face aux menaces qui viennent de l’Arctique canadien, qui traversent la région ou qui la concernent directement, comme des incursions potentielles de forces navales étrangères ou l’exploitation non autorisée des ressources. Les sous-marins de classe Victoria, achetés auprès du gouvernement du Royaume-Uni dans les années 1990, se sont révélés inadaptés aux opérations dans l’Arctique, passant souvent plus de temps en cale sèche qu’en mission.

Nouvelle stratégie de défense et modernisation de la flotte

Au mois d’avril 2024, le premier ministre canadien Justin Trudeau a dévoilé « Notre Nord, fort et libre », une mise à jour complète de la politique de défense mettant l’accent sur les capacités sous-marines de la Marine royale canadienne dans le cadre d’une stratégie plus large visant à renforcer la sécurité nationale et à relever des défis en constante évolution. Dans le cadre de cette mise à jour, le Canada a dévoilé ses plans d’investir 60 millions $ CA afin de remplacer ses sous-marins vieillissants par jusqu’à 12 navires avancés à propulsion conventionnelle conçus pour les conditions de l’Arctique, le premier sous-marin de remplacement devant être livré au plus tard en 2035. Les conversations sur la possibilité de l’acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire ont refait surface, malgré que ces discussions demeurent en phase exploratoire, sans engagement formel à ce jour du gouvernement ou de l’armée.

Le débat de longue date sur les sous-marins nucléaires au Canada

L’intérêt du Canada pour les sous-marins nucléaires remonte à 1987, et même jusqu’à la fin des années 1950, lorsque le Canada a dévoilé son intention de passer des sous-marins au diesel de style allemand à une flotte de 10 ou 12 sous-marins nucléaires, surprenant les défenseurs de la non-prolifération. Ce dévoilement a failli mener à des contrats d’approvisionnement avec le Royaume-Uni et la France. Cependant, sous la pression des États-Unis, qui craignaient une expansion de la technologie nucléaire déterminée par le marché, le Canada a abandonné ces plans. Historiquement, les États-Unis se sont méfiés des ambitions du Canada en matière de sous-marins nucléaires en raison de potentielles complications opérationnelles et stratégiques.

Aujourd’hui, les opinions au sein du Canada sur l’acquisition de sous-marins nucléaires demeurent très partagées. Les partisans soulignent les avantages stratégiques, comme la longue portée de ces sous-marins et leur capacité de s’engager dans des opérations de longue durée dans l’Arctique, des attributs qui amélioreraient le rôle du Canada au sein de l’OTAN et renforceraient sa position de défense aux côtés d’alliés clés comme les États-Unis. Les critiques, cependant, s’opposent aux sous-marins nucléaires en raison de leurs coûts élevés, de la complexité de leur entretien, des risques potentiels pour la sécurité et l’environnement et de la difficulté de former des équipages pour les exploiter. Ils avancent que les sous-marins à propulsion conventionnelle avancés suffisent aux besoins du Canada sans les complexités associées à la propulsion nucléaire. Ces réponses mixtes reflètent le débat plus large sur la meilleure voie à suivre pour la flotte de sous-marins du Canada, équilibrant les impératifs stratégiques et les considérations pratiques.

La discussion sur les sous-marins nucléaires au Canada est devenue plus nuancée, notamment en raison de l’inclusion de l’Australie dans l’AUKUS, un pacte de sécurité entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis qui permet à Canberra d’acquérir des sous-marins nucléaires afin de contrer l’expansion chinoise dans l’Indo-Pacifique. Ce développement a suscité des conversations au Canada sur la possibilité de suivre une voie similaire. Cependant, l’acquisition de sous-marins nucléaires par l’Australie dans le cadre de l’AUKUS, qui a été soutenue par les États-Unis, fait de l’Australie l’unique exception de cette politique restrictive de défense navale des États-Unis. Bien que des pays tels que le Canada et la Corée du Sud aient montré de l’intérêt pour les sous-marins nucléaires, les États-Unis voient constamment la flotte australienne comme une mesure suffisante pour répondre aux besoins de sécurité de la région, ce qui pourrait désavantager le Canada sur le plan stratégique.

Une approche pragmatique et stratégique aux sous-marins à propulsion conventionnelle

Les profondeurs froides de l’océan Arctique sont depuis longtemps un terrain de manœuvres géopolitiques, où les sous-marins jouent un rôle essentiel dans les stratégies de défense nationale, y compris dans la collecte de renseignements, la dissuasion et la protection du territoire maritime. Pour le Canada, la modernisation de la flotte est essentielle pour relever les défis actuels et futurs en matière de défense et de dissuasion et pour conserver un avantage stratégique dans ces eaux de plus en plus disputées.

En avril 2024, à une conférence de presse pour la mise à jour de la politique de défense du gouvernement, Justin Trudeau n’a pas exclu d’envisager les sous-marins nucléaires, déclarant : « Nous examinerons certainement les types de sous-marins les plus appropriés pour la responsabilité du Canada dans la protection de la plus longue côte du monde entier. » Ce commentaire, qui pourrait être interprété comme une ouverture de la part du Canada à l’égard de l’option des sous-marins nucléaires, a surpris de nombreuses personnes, car des fonctionnaires avaient informé des journalistes quelques heures plus tôt que le Canada se concentrerait uniquement sur des sous-marins à propulsion conventionnelle.

Actuellement, la Marine royale canadienne semble s’orienter vers les sous-marins à propulsion conventionnelle. Les responsables canadiens de la défense se sont concentrés sur des études de recherche préliminaire et de faisabilité avec des représentants de gouvernements et d’entreprises de France, de Corée du Sud, d’Espagne et de Suède, ainsi que sur des dialogues supplémentaires avec des représentants gouvernementaux d’Allemagne et de Norvège. L’envoi en septembre d’une demande de renseignements aux fabricants de sous-marins dans ces pays souligne l’importance accordée par le Canada sur les modèles conventionnels, car le pays souhaite obtenir des données sur leur disponibilité, la capacité du secteur à produire jusqu’à 12 sous-marins dans des délais serrés et le soutien potentiel pour l’entretien et les améliorations à long terme.  

Canadian Victoria Class Submarine
Le NCSM Corner Brook (SSK 878), un sous-marin de patrouille à longue portée de classe Victoria de la marine canadienne, entre à la base navale de New London pour une visite de cinq jours en 2009. | Photo : Photo de la marine américaine par John Narewski

Cette approche reflète une décision pragmatique, compte tenu des coûts élevés, des complexités et des obstacles diplomatiques associés aux sous-marins nucléaires. Les sous-marins conventionnels, malgré leurs limitations en termes de portée et de ravitaillement, sont mieux adaptés aux besoins du Canada en matière de défense. Leur efficacité prouvée lors d’exercices navals menés par les États-Unis et de conflits tels que la guerre des Îles Malouines de 1982 met en évidence leur résilience et leur utilité stratégique.

Cet historique de sous-marins conventionnels suggère leur pertinence continue dans la stratégie navale moderne, ce qui explique pourquoi des pays comme la Corée du Sud et le Japon promeuvent leurs sous-marins conventionnels comme étant idéaux pour le Canada. Le deuxième lot de sous-marins KSS-III de Corée du Sud et les sous-marins de classe Taigei du Japon incorporent des technologies essentielles pour les opérations dans l’Arctique, comme les systèmes de propulsion anaérobie et les batteries lithium-ion, qui offrent une plus grande densité de puissance, des périodes d’opération plus longues et une endurance et un silence sous-marins améliorés. Ces fonctionnalités, ainsi que de solides capacités de brise-glace, sont essentielles pour répondre aux besoins stratégiques du Canada.

Peser les considérations géopolitiques et stratégiques

Dans la sélection d’un nouveau fournisseur de sous-marins, le Canada ne doit pas seulement évaluer les capacités techniques et les coûts, mais également les conséquences géopolitiques de sa décision. La décision implique la gestion de relations complexes, d’objectifs de défense à long terme et de l’impact potentiel sur le rôle du Canada dans les alliances mondiales.

Les implications géopolitiques des sous-marins de fabrication étrangère au Canada méritent également d’être examinées attentivement. Par exemple, les sous-marins suédois C71 « Expeditionary » de Saab offrent un mélange unique de flexibilité opérationnelle et de technologie avancée conçu précisément pour relever les défis des opérations de longue durée dans l’Arctique. La France et l’Espagne pourraient offrir des modèles de sous-marins conventionnels plus adaptables en termes de taille et de portée opérationnelle. Le sous-marin de type 212CD, élaboré conjointement par l’Allemagne et la Norvège, est une option intéressante, particulièrement à la lumière des récentes discussions du Canada avec ces deux pays concernant la sécurité dans l’Arctique. Ce modèle combine la réputation de l’Allemagne pour la fiabilité et l’avancement technologique avec l’expertise de la Norvège en matière d’opérations dans l’Arctique.

En plus des potentiels dépassements de coûts, lorsque le Canada sélectionne un fournisseur, il devra se demander dans quelle mesure l’offre de chaque candidat contribuerait au secteur de la défense et à l’économie du Canada, et si les sous-marins peuvent être exploités sur de longues distances et pendant de longues périodes et être livrés dans les courts délais fixés par le Canada et avec la garantie d’un soutien durable en matière d’entretien. De plus, le processus de sélection est intrinsèquement politique, l’interopérabilité avec les forces armées américaines étant un facteur essentiel en raison des relations militaires étroites entre le Canada et les États-Unis. Ces facteurs soulignent l’importance pour le Canada de prendre des décisions qui non seulement répondent à ses objectifs et à ses échéanciers stratégiques, mais qui tiennent également compte de ses relations géopolitiques de longue date, des exigences opérationnelles des missions dans l’Arctique et du pays qui serait le partenaire le plus approprié pour cet approvisionnement essentiel en sous-marins.

Regard vers l’avenir

Si la priorité immédiate accordée par le Canada sur les sous-marins conventionnels est pragmatique pour faire face aux menaces actuelles, l’objectif à long terme devrait comprendre le développement des compétences et des capacités avancées nécessaires à l’adoption éventuelle de sous-marins plus complexes, y compris les sous-marins nucléaires. Cette approche permettrait au Canada de mieux se positionner pour faire face à l’évolution des défis en matière de sécurité dans l’Arctique et au-delà. Renforcer la coopération en matière de sécurité avec les pays aux vues similaires et rechercher conjointement des technologies sous-marines avancées, y compris la propulsion nucléaire, devraient être considérés comme des objectifs à long terme. De plus, le Canada pourrait plus facilement surmonter les défis diplomatiques, notamment l’opposition par les États-Unis à l’acquisition de sous-marins nucléaires par le Canada, en collaborant de près avec ses alliés.

En d’autres termes, plutôt que de se concentrer uniquement sur l’acquisition immédiate, le processus d’approvisionnement devrait viser à atteindre progressivement l’objectif à long terme d’acquisition de sous-marins avancés. Plus important encore, qu’un sous-marin soit à propulsion nucléaire ou conventionnelle, ses capacités de détection et sous-marines sont relativement limitées par rapport à la taille de la zone opérationnelle. Par conséquent, d’autres forces devraient également être utilisées. Pour les opérations anti-sous-marins, les avions de patrouille maritime, les hélicoptères anti-sous-marins et les contre-torpilleurs sont souvent plus efficaces que les sous-marins eux-mêmes. L’acquisition de sous-marins avancés devrait se faire parallèlement à l’accumulation de capacités opérationnelles globales, de compétences technologiques et d’influence diplomatique, afin de pouvoir saisir l’occasion dès qu’elle se présente.

Alors que le Canada évalue ses options, la concurrence et la coopération de la part de l’Australie, du Japon, de la Corée du Sud, du Royaume-Uni, des États-Unis et de l’Europe mettent en lumière les enjeux géopolitiques et industriels. Chaque partenaire potentiel offre des avantages et des défis distincts, ce qui nécessite une évaluation minutieuse des facteurs stratégiques, économiques et technologiques pour faire en sorte que la nouvelle flotte du Canada réponde à ses besoins futurs en matière de défense. Il sera essentiel d’équilibrer la collaboration internationale. Une flotte de sous-marins modernisée n’est pas qu’une priorité en matière de défense pour le Canada : elle est essentielle pour maintenir son statut d’acteur clé dans la sécurité maritime de l’Arctique et du monde entier.
 

• Édition par Erin Williams, gestionnaire principale de programme, FAP Canada; Vina Nadjibulla, vice-présidente, Recherche et stratégie, FAP Canada; et Ted Fraser, rédacteur principal, FAP Canada

Tae Yeon Eom

En tant que chercheur à la Fondation Asie-Pacifique du Canada, Tae Yeon Eom examine les problèmes socio-économiques et politiques sur et autour de la péninsule coréenne, explorant comment ces dynamiques influencent les politiques nationales, la sécurité régionale et les relations internationales. En intégrant ces perspectives, son travail vise à fournir une compréhension globale des défis et des opportunités en Asie de l'Est aux lecteurs canadiens et internationaux.

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