Alors que la course mondiale aux minéraux critiques s’intensifie, l’Inde se trouve à un moment charnière pour assurer sa sécurité énergétique et son avenir industriel. Le 31 janvier 2025, le ministère des Finances indien a publié l’Indian Economic Survey, qui a mis en lumière les risques majeurs de la dépendance de l’Inde aux ressources chinoises, notamment aux minéraux critiques essentiels à sa transition vers une énergie verte. Dans un contexte de perturbations commerciales et d’incertitudes géopolitiques, le rapport a souligné la nécessité pour l’Inde de diversifier ses chaînes d’approvisionnement et d’investir dans d’autres sources pour obtenir ces minéraux essentiels. C’est dans cette perspective que le budget de l’Union, présenté le jour suivant par la ministre des Finances Nirmala Sitharaman, a prévu des exonérations pour 16 minéraux critiques supplémentaires. Cette mesure complète les 25 exonérations accordées en 2024 sur des minéraux comme le nickel, le cobalt et le lithium, et ouvre la voie à une augmentation des importations de ces minéraux en provenance d’autres pays.
Le Canada, une des puissances mondiales en matière de ressources naturelles, en possède d’abondantes réserves. En effet, en 2023, le pays a produit plus de 60 minerais et métaux, d’une valeur de 72 milliards de dollars canadiens. Bien que les États-Unis demeurent le plus grand partenaire commercial du Canada, captant pour 60 pour cent des exportations de minéraux critiques, les récentes annonces de mesures tarifaires – sur les minéraux critiques, entre autres – ont poussé le Canada à chercher de nouvelles avenues commerciales. Le pays pourrait donc renforcer ses relations économiques dans le secteur des minéraux critiques avec l’Inde, qui cherche justement à diversifier ses sources d’approvisionnement pour diminuer sa dépendance à un seul fournisseur.
L’Inde a des besoins grandissants en minéraux
L’objectif de l’Inde de devenir une économie développée d’ici 2047 repose sur la revitalisation de son secteur manufacturier sous-performant, qui représentait 13 pour cent de son PIB en 2023, contre 17 pour cent en 2010. Pour ce faire, le pays donnera la priorité à la fabrication locale dans des secteurs clés, comme les semi-conducteurs et les véhicules électriques (VE). Avec cinq unités de semi-conducteurs approuvées et plusieurs autres projets en préparation, ces puces sont essentielles aux systèmes d’énergie renouvelable, aux groupes motopropulseurs des VE et aux technologies écoénergétiques qui nécessiteront un approvisionnement constant en minéraux critiques. De plus, le marché des VE devrait connaître une croissance annuelle composée de 28,5 pour cent, passant de 7,3 milliards de dollars canadiens en 2024 à 25,7 milliards en 2029, ce qui augmentera la demande en minéraux critiques.
En prenant en compte les évaluations de la réserve, sa dépendance à l’importation et ses futurs besoins, l’Inde a identifié 30 minéraux critiques essentiels pour la fabrication de batteries de VE, de l’électronique et le développement des technologies propres. Parmi ceux-ci, 10 dépendent entièrement des importations, notamment le nickel, le cobalt et le lithium. La demande de l’Inde pour ces minéraux va donc augmenter considérablement, étant donné que les VE nécessitent six fois plus de minéraux que les véhicules à essence. Beaucoup de ces minéraux sont d’ailleurs rares ou non traités localement, rendant l’importation essentielle à la production nationale. Cela s’accompagne d’une stratégie d’investissement dans l’industrie minière du pays et dans ses capacités d’extraction, ainsi que de partenariats internationaux, qui jouent un rôle clé dans l’expansion de ces efforts.
Le potentiel inexploité du Canada dans l’augmentation des besoins de l’Inde
Le Canada est particulièrement bien placé pour répondre aux besoins grandissants en minéraux critiques de l’Inde, grâce à ses importantes réserves minières et à ses pratiques établies en matière d’exploitation minière durable. Cependant, le Canada exporte très peu de minéraux critiques vers l’Inde. En 2023, seulement deux pour cent de ses exportations de minéraux critiques, représentant 1,04 milliard de dollars canadiens, étaient destinées à l’Inde. La Chine reste encore aujourd’hui le plus grand fournisseur de minéraux essentiels, comme le lithium, le nickel, le cobalt, le graphite et les éléments des terres rares, qui sont essentiels pour la fabrication de VE et le développement des technologies propres. En comparaison, le Canada ne fournit qu’une petite partie de ces minéraux à l’Inde (tableau 1).
Cependant, cette grande dépendance envers la Chine pose de sérieux problèmes de sécurité pour l’Inde. Les minéraux critiques sont en effet essentiels, non seulement pour les technologies propres, mais aussi pour le secteur militaire et de la défense. Les antécédents de la Chine en matière d’utilisation des exportations de minéraux à des fins de stratégie géopolitique, comme son interdiction d’exportation de terres rares vers le Japon, et plus récemment, les restrictions sur les minéraux essentiels destinés aux États-Unis, met en évidence les vulnérabilités causées par une dépendance excessive. Étant donné qu’environ 70 pour cent des importations de lithium de l’Inde et 75 pour cent de ses besoins de batteries au lithium dépendent de la Chine, toute perturbation de l’approvisionnement pourrait compromettre les objectifs industriels de l’Inde et ralentir ses progrès en plus d’affaiblir sa préparation en matière de défense.
Le Canada fait aussi face à des défis dans le commerce de minéraux critiques, car ses exportations se concentrent sur quelques marchés seulement. En effet, en 2023, 59 pour cent des exportations de minéraux critiques étaient destinées aux États-Unis, 7 pour cent en Chine et 5 pour cent au Brésil. Cette trop grande dépendance à un nombre restreint de partenaires commerciaux accroît la vulnérabilité du Canada face aux risques géopolitiques et commerciaux.
Pour s’attaquer à ces défis, une Stratégie canadienne sur les minéraux critiques a vu le jour en 2022 dans le but de renforcer la capacité de production nationale, d’attirer des investissements et d’établir des chaînes d’approvisionnement sécurisées au niveau mondial. 22 des 34 minéraux identifiés comme critiques par Ottawa – et prioritaires pour le développement économique et l’investissement fédéral – figurent également sur la liste des minéraux critiques de l’Inde. Cette liste comprend d’ailleurs le lithium, le graphite, le nickel, le cobalt, le cuivre et les éléments des terres rares. Le 6 février dernier, le gouvernement du Canada a annoncé un financement de 43,5 millions de dollars canadiens dans le cadre de la Stratégie canadienne sur les minéraux critiques. Ce financement, alloué au moyen du Fonds pour l’infrastructure des minéraux critiques, soutiendra six projets liés à l’énergie et aux transports, contribuant ainsi au développement des minéraux critiques. De plus, le Programme de recherche, de développement et de démonstration pour les minéraux critiques financera des recherches pilotes sur l’extraction du lithium au Québec.
Bien que la Stratégie canadienne sur les minéraux critiques mette l’accent sur le développement du secteur des minéraux critiques du Canada, ainsi que sur la diversification des chaînes d’approvisionnement et l’atténuation des risques géopolitiques, en s’alignant explicitement sur la Stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique de 2022, elle ne propose aucune initiative concrète pour renforcer la coopération avec l’Inde. En effet, l’Inde ne figure pas parmi les priorités stratégiques du Canada, qui a pourtant conclu des accords avec les États-Unis, l’Union européenne et le Japon, en plus de collaborer avec des alliés comme le Royaume-Uni et la Corée du Sud. Cette lacune représente donc une importante occasion manquée de stimuler la croissance et d’élargir le commerce avec l’une des économies à la croissance la plus rapide du monde.
En réalité, le potentiel d’une collaboration entre le Canada et l’Inde dans le secteur des minéraux critiques est immense. Selon le Centre du commerce international, le Canada détient un potentiel d’exploitation inexploité d’au moins 589 millions de dollars en minéraux critiques essentiels, au-delà de son commerce actuel de minéraux et de métaux, pour soutenir les objectifs d’énergie propre de l’Inde. On y retrouve d’ailleurs le chlorure de potassium (potasse) utilisé comme engrais (344 millions de dollars canadiens), les déchets et débris d’aluminium (127 millions de dollars canadiens), les minerais de cuivre et leurs concentrés (31 millions de dollars canadiens), le minerai de nickel brut (76 millions de dollars canadiens), les produits intermédiaires de métallurgie du cobalt (11,7 millions de dollars canadiens), et les cellules et batteries au lithium (0,15 million de dollars canadiens). Grâce aux projets miniers existants et nouveaux, ce potentiel pourrait se développer de manière considérable au moyen de partenariats commerciaux renforcés avec l’Inde.
Accords et partenariats économiques actuels
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Initiatives antérieures : Entre 2010 et 2014, le Canada et l’Inde ont conclu plusieurs protocoles d’entente, principalement axés sur l’exploitation minière et minérale. Parmi les partenariats importants, notons celui entre Ressources naturelles Canada et le ministère indien des Mines, ainsi que les initiatives conjointes entre la Saskatchewan et Gujarat’s Minerals Development Corporation.
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Impasse bilatérale actuelle : Actuellement, les négociations pour un accord de partenariat économique global ou même un accord commercial des premiers progrès entre le Canada et l’Inde sont suspendues. De plus, l’Inde ne fait partie d’aucun des principaux accords commerciaux ou groupes économiques régionaux comprenant du Canada, comme l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste. Cependant, bien que l’Inde ait rejoint le Mineral Security Partnership en juin 2023, un partenariat dirigé par les États-Unis dont le Canada est aussi membre, aucun projet conjoint n’a été annoncé entre les deux pays dans ce cadre.
- Initiatives stratégiques et perspectives futures : En 2019, l’Inde a mis sur pied la société Khanij Bidesh India Limited (KABIL) pour explorer, acquérir, développer, extraire, traiter et se procurer des minéraux critiques de l’étranger pour son usage intérieur. Les discussions entre KABIL et l’Argentine, l’Australie et le Chili à propos des minéraux essentiels sont en cours. Le Canada n’a par contre pas encore été placé en priorité pour ce genre de partenariat, ce qui pourrait indiquer un manque de volonté politique de la part de l’Inde. Cependant, avec le récent lancement de la National Critical Mineral Mission pour 5,7 milliards de dollars canadiens, l’Inde vise à renforcer le commerce avec les pays riches en ressources et à stimuler la production nationale. Le Canada pourrait alors tirer parti de cette initiative et jouer un rôle plus actif dans la sécurité minérale de l’Inde.
L’avantage stratégique du Canada dans la transition minérale de l’Inde
L’Inde, qui cherche à réduire sa dépendance aux minéraux critiques provenant d’une seule source diversifie activement ses partenariats mondiaux. En 2022, elle a signé l’Economic Cooperation and Trade Agreement et l’Australia-India Critical Minerals Investment Partnership avec l’Australie. Ces deux accords visent à assurer un approvisionnement stable en minéraux critiques. Bien que ces deux accords donnent à l’Australie un avantage considérable par rapport aux autres pays, en accordant un accès exempt de taxes à plus de 85 pour cent des exportations de biens australiens (en valeur) vers l’Inde, les récentes annonces sur le budget indien ont étendu l’exemption de taxes sur 41 nouveaux minéraux critiques, tels que le cobalt, le cuivre, le niobium, la potasse et le lithium pour tous les pays (annexe 1). Ces modifications pourraient donner l’occasion au Canada de se positionner en tant que partenaire pour répondre aux besoins en minéraux de l’Inde, car la suppression des tarifs douaniers lui permettra d’entrer dans la compétition de manière équitable, même sans un accord commercial formel.
Bien que l’Australie détienne les deuxièmes plus grandes réserves de lithium (après le Chili), de cobalt (après le Congo) et de nickel (après l’Indonésie), le Canada exporte déjà une part plus importante de ces minéraux critiques vers Inde, ce qui démontre le potentiel de renforcement du partenariat. Par ailleurs, l’Australie n’a pas exporté de cobalt en Inde en 2023, contrairement au Canada qui lui a fourni du cobalt pour une valeur de 276 016 $ canadiens cette même année (voir le tableau 2).
De plus, le Canada est le plus grand producteur de potasse au monde, qui est utilisé comme engrais dans la production agricole. En 2023, le Canada a exporté de la potasse vers l’Inde pour près de 650 millions de dollars canadiens, ce qui représentait 63 % des exportations totales de minéraux critiques vers ce pays. La Saskatchewan, la plus grande province productrice de potasse au Canada, a maintenu des liens commerciaux solides avec l’Inde, solidifiés par un fort engagement qui a conduit au rétablissement d’un visa indien pour un responsable du commerce de la Saskatchewan, après un conflit diplomatique. Grâce à la Saskatchewan qui assure plus de 25 pour cent du commerce total avec l’Inde, la potasse représentant l’exportation la plus importante, le Canada est en bonne posture pour élargir son offre et répondre aux besoins en potasse de l’Inde, qui dépend actuellement entièrement des importations.
Le Canada pourrait aussi être d’une grande aide dans un secteur problématique pour l’Inde et lui apporter une expertise en extraction de lithium, particulièrement dans l’exploration et dans l’extraction du lithium à base d’argile. Cela s’est démontré lors de la vente aux enchères infructueuse de la réserve de lithium de 5,9 millions de tonnes, de l’État du Jammu-et-Cachemire, où les acheteurs ont manqué à cause de données inadéquates sur l’exploration, de préoccupations sur la viabilité commerciale et de la complexité de l’extraction à partir de dépôts d’argile. Le Canada dispose ainsi de plusieurs ressources précieuses pour l’Inde, qui est actuellement engagée dans un partenariat d’investissement de 5,23 millions de dollars sur les minéraux critiques et sur d’autres projets communs avec l’Australie.
Premier du classement du potentiel minier par les entreprises mondiales du secteur des minéraux critiques, le Canada peut offrir une expertise minière de pointe, des technologies d’exploration innovantes et des pratiques axées sur la durabilité. Les technologies canadiennes, comme la tomographie muonique, qui permet de réaliser une imagerie précise du sous-sol et de réduire les forages intensifs et perturbateurs pour l’environnement, pourraient permettre à l’Inde d’exploiter ses réserves de lithium de manière plus efficace et plus respectueuse de l’environnement. De plus, des compagnies canadiennes comme Cypress Development Corp sont des pionnières qui innovent dans l’utilisation de lixiviation à l’acide chlorhydrique dans l’extraction du lithium à partir de dépôts d’argile. Ce processus pourrait jouer un rôle clé dans le développement des réserves de lithium de l’Inde, particulièrement dans des régions qui font face à des difficultés d’extraction, comme le Jammu-et-Cachemire.
Satisfaire un besoin mutuel de diversification
La menace en cours des tarifs américains sur le Canada rappelle grandement les risques liés à une dépendance excessive envers un seul partenaire commercial. Pour le Canada, dont le secteur du commerce représente les deux tiers du PIB et un emploi sur six, le besoin de diversification des marchés d’exportation et de renforcement de la résilience économique est criant. L’expansion du commerce des minéraux critiques avec l’Inde est donc une possibilité de croissance stratégique qui devrait être exploitée pleinement, étant donné que l’Inde ne représente actuellement que deux pour cent des exportations de minéraux critiques canadiens, ce qui laisse une grande marge de développement.
Malgré les obstacles politiques, le commerce entre les deux pays continue de croître. On note d’ailleurs une augmentation de cinq pour cent du commerce de biens entre les deux nations ainsi qu’une hausse de 3,3 pour cent des exportations de biens canadiens vers l’Inde entre 2023 et 2024. Les provinces qui assurent une grande part du commerce des minéraux (comme le Québec, l’Ontario, la Colombie-Britannique et la Saskatchewan) devraient profiter de l’occasion pour entreprendre le renforcement des partenariats existants et pour en conclure de nouveaux avec les entreprises et les acheteurs indiens. Une collaboration menée par l’industrie, renforcée par la politique indienne autorisant 100 pour cent d’investissements directs provenant de l’étranger pour l’exploitation des minéraux critiques et l’introduction de permis d’exploitation permettra d’attirer les entreprises privées et étrangères, et ouvrira la voie à un engagement plus approfondi.
Bien que les partenariats menés par le secteur privé continuent de se développer, leur plein potentiel ne pourra être atteint sans un engagement politique plus solide. La récente visite du premier ministre indien Narendra Modi aux États-Unis, les 12 et 13 février 2025, a abouti à plusieurs nouvelles collaborations, notamment le lancement de la Strategic Mineral Recovery Initiative visant à renforcer le traitement des minéraux critiques, ainsi que des efforts conjoints pour stimuler la recherche et le développement et les investissements tout au long de la chaîne de valeur – des avancées largement portées par la volonté politique et des intérêts stratégiques communs. En parallèle des partenariats existants de l’Inde avec des pays tels que l’Argentine, l’Australie et le Chili, ces récentes initiatives soulignent son engagement à sécuriser des chaînes d’approvisionnement stables en minéraux critiques.
L’Inde a signalé son ouverture à collaborer avec le Canada, le ministre indien des Affaires étrangères S. Jaishankar déclarant en décembre 2024 qu’à mesure que l’économie de l’Inde se développe, elle privilégiera les partenariats avec les nations riches en ressources, y compris le Canada, afin de soutenir sa croissance. Il a souligné que les « indicateurs changeaient » et qu’une « nouvelle rationalisation » des partenariats était nécessaire, indiquant que l’Inde réévalue ses relations internationales en fonction de ses priorités économiques et stratégiques en évolution. Pour le Canada, s’adapter à ce changement stratégique et accroître la coopération dans le domaine des minéraux critiques pourrait être approche pragmatique pour renforcer les liens économiques et améliorer la résilience des chaînes d’approvisionnement, profitant ainsi aux deux nations.
• Édition par Charles Labrecque, Directeur, Recherche, FAP Canada; Vina Nadjibulla, vice-présidente, Recherche et stratégie, FAP Canada; et Ted Fraser, rédacteur principal, FAP Canada.