Trump et l’Indo-Pacifique : cinq questions clés pour 2025

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Le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis pèsera lourd sur l’Indo-Pacifique en 2025. L’ordre économique mondial et la sécurité sont déjà mis à rude épreuve, et le penchant de Trump pour les guerres commerciales, son scepticisme à l’égard des alliances et l’imposition probable de tarifs douaniers à des niveaux jamais atteints depuis les années 1930 intensifieront le rôle du commerce international en tant que champ de bataille géopolitique, ce qui risque de déstabiliser un système déjà fragile. 
Néanmoins, l’Indo-Pacifique n’est pas dépourvu de ressources. La Chine est mieux préparée cette fois-ci que lors de la première présidence de Trump à une intensification des conflits commerciaux, et l’abandon du multilatéralisme par les États-Unis pourrait accroître l’influence chinoise sur la scène mondiale, en particulier dans le domaine de la coopération climatique. Cela aurait également pour effet d’accélérer la participation de nouveaux acteurs, dont certains en Asie du Sud-Est, qui pourraient jouer un rôle plus proactif dans les affaires régionales et mondiales. Le nombre de pays susceptibles d’exercer ce rôle est toutefois limité par le fait que plusieurs gouvernements – dont le Canada – connaissent un changement de leadership, et que d’autres sont fortement entravés par la polarisation politique intérieure et les problèmes internes.
En ce début d’année, nous porterons notre attention sur cinq questions qui façonneront le paysage indo-pacifique dans les mois à venir.

1. La région indo-pacifique est-elle prête pour le retour des tarifs douaniers et des guerres commerciales de Trump?

De Delhi à Tokyo en passant par Taipei, les dirigeants observent attentivement l’escalade de la guerre commerciale entre Trump et la Chine, et la réaction de Beijing. Les autorités et entreprises chinoises s’attendent à des tarifs douaniers élevés sur les exportations. Mais alors que la Chine s’est principalement contentée d’imposer des barrières tarifaires réciproques lors de la première guerre commerciale, elle dispose aujourd’hui de beaucoup plus d’outils, tels qu’une nouvelle réglementation sur le contrôle des exportations, une « liste d’entités non fiables » et des « lois contre les sanctions étrangères », ainsi que des enquêtes sur la cybersécurité qui peuvent être utilisées pour cibler les entreprises américaines opérant en Chine. 

Indian PM Modi
Photo: Kremlin.ru, CC BY 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/4.0> via Wikimedia Commons

 

Cependant, en ajustant sa réponse, Beijing doit marcher sur des œufs : il lui faut éviter de paraître faible, mais ne peut pas non plus se permettre de s’aliéner les milieux d’affaires européens et nord-américains, dont le soutien est crucial pour la confiance des investisseurs dans le pays et à l’étranger (au cours de deux des quatre trimestres de 2024, la Chine a enregistré des mouvements d’investissements directs étrangers négatifs). Certains signes indiquent déjà que la Chine pourrait adoucir le ton dans ses relations avec l’UE, le Canada et d’autres pays, probablement dans l’espoir de créer un tampon contre les actions commerciales agressives des États-Unis.

Une intensification de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine ébranlerait les économies de l’Asie du Sud-Est, qui restent profondément liées à leur voisin beaucoup plus imposant. Ces dernières années, l’Indonésie, la Malaisie et le Vietnam sont devenus des États de « connexion » dont les secteurs manufacturiers ont bénéficié de l’adoption par les entreprises internationales de stratégies « Chine plus un ». Bien que ces États de connexion aient contribué à la stabilité économique mondiale, nombre d’entre eux ont accumulé d’importants excédents commerciaux avec les États-Unis, ce qui pourrait les placer dans la ligne de mire de Trump en matière de tarifs douaniers.
Quant à l’Inde, elle tentera elle aussi d’échapper à d’éventuelles barrières tarifaires. À l’instar des pays de l’Asie du Sud-Est, elle a surfé sur la vague de la « Chine plus un » pour chercher à stimuler la production nationale, en particulier dans le domaine de l’électronique et d’autres secteurs de haute technologie. Au cours de la prochaine année, les subventions et investissements gouvernementaux pourraient s’avérer utiles, mais les infrastructures sous-développées et les incertitudes réglementaires du pays constitueront des obstacles difficiles à franchir. En outre, le parti Bharatiya Janata du premier ministre Narendra Modi, qui a perdu sa majorité lors des élections de 2024, aura du mal à faire passer la législation sur les questions foncières et de main-d’œuvre qui doivent être résolues pour réaliser pleinement le potentiel manufacturier du pays.
Les nouvelles restrictions sévères imposées par Trump concernant l’immigration sont une autre source d’inquiétude pour l’Inde. Les ressortissants indiens sont les principaux bénéficiaires des visas H-1B pour les travailleurs qualifiés, une question qui est devenue un enjeu politique à Washington. Il est difficile de savoir comment cette question trouvera une issue, mais en attendant, l’Inde pourrait chercher à renforcer la bonne volonté des États-Unis en augmentant ses achats de produits énergétiques et d’équipements de défense américains.

2. Comment l’Asie-Pacifique assurera-t-elle sa sécurité sous l’administration Trump?

L’Indo-Pacifique sera confronté à un vide sécuritaire toujours plus grand. Les alliés et partenaires proches de Washington – le Japon, les Philippines, la Corée du Sud et Taïwan – se trouvent face à une incertitude beaucoup plus marquée quant à savoir s’ils peuvent compter sur les États-Unis pour honorer leurs engagements en matière de sécurité, ou dans quelle mesure ils peuvent le faire. L’approche imprévisible et transactionnelle de Trump envers la diplomatie accentue les inquiétudes à propos des zones sensibles où les tensions sont déjà vives : la mer de Chine méridionale, la péninsule coréenne et le détroit de Taïwan. 

Trump and Kim
Photo: U.S. Government <https://creativecommons.org/publicdomain/zero/1.0/>

 

La nouvelle administration américaine découvrira bientôt que chacun de ces points de tension a évolué dans des directions inquiétantes. En Corée du Nord, une question de politique étrangère à laquelle Trump s’est particulièrement intéressé, le dirigeant Kim Jong-un agit de manière encore plus belliqueuse qu’à son habitude, enhardi par un partenariat de sécurité revigoré avec la Russie. Pendant ce temps, les dirigeants politiques de la Corée du Sud sont encore sous le choc des retombées de la déclaration de la loi martiale par le président Yoon Seok-yeol, aujourd’hui suspendu, au début du mois de décembre. Cette crise politique persistera tout au long de l’année 2025.

Taïwan a terminé l’année 2024 en assistant aux exercices militaires maritimes les plus importants que la Chine ait menés autour de l’île depuis des décennies. Le retour au pouvoir de Trump va dans les deux sens pour Taïwan : alors que son cabinet comprendra probablement des personnes hostiles à la Chine, le président lui-même n’a pas montré d’engagement à protéger Taïwan par principe, sur la base du statut de démocratie de l’île. Il pourrait plutôt considérer l’île comme une monnaie d’échange dans le cadre de négociations plus larges avec la Chine.

Les Philippines se sentiront peut-être les plus vulnérables aux changements de positionnement des États-Unis, car elles subissent une confrontation régulière et de plus en plus intense avec la Chine dans ses eaux territoriales de la mer de Chine méridionale. Sous la présidence de Ferdinand Marcos Jr, Manille s’est fermement alignée sur les États-Unis (contrairement à son prédécesseur, Rodrigo Duterte, plus favorable à la Chine) et a cherché assidûment des occasions d’approfondir la coopération militaire avec d’autres alliés régionaux, tels que l’Australie, le Canada, le Japon, l’Inde et la Corée du Sud. Mais le président Marcos doit également faire face aux menaces intérieures des membres de la famille Duterte, y compris de son propre vice-président. Les élections nationales de mi-mandat, qui se tiendront en mai, permettront d’évaluer le soutien de la population à l’orientation de sa politique étrangère et de révéler l’étendue de l’influence persistante de la famille Duterte.

Trump ne ménagera pas ses pressions sur les alliés et partenaires régionaux et autres (y compris le Canada) pour qu’ils contribuent davantage à leur propre défense. Même si ceux-ci concèdent ce point, nombre d’entre eux sont paralysés par des majorités parlementaires réduites (Japon) ou par des climats politiques polarisés qui entravent l’action législative (comme en Corée du Sud et à Taïwan). De sérieuses questions se posent également sur le sort des petits groupes bilatéraux régionaux créés ou renforcés sous l’administration Biden. Ils pourraient être réduits à néant par Trump, qui a montré peu d’intérêt pour la diplomatie et les alliances. On ignore encore qui, dans la région, a la capacité diplomatique et le sens du leadership nécessaires pour les maintenir en place.

Bien qu’elle ne soit pas une alliée officielle de Washington, l’Inde, dont le poids diplomatique ne cesse de croître, sera une actrice importante en 2025. Le pays tente de stabiliser ses relations avec la Chine; en octobre, les deux pays ont conclu un accord visant à désamorcer les tensions le long de leur frontière. Mais même si cette entente est maintenue, elle ne conduira pas à un réalignement complet des relations, qui resteront marquées par la concurrence stratégique et la méfiance réciproque. La Chine n’est pas la seule préoccupation régionale de l’Inde; les nouveaux gouvernements du Sri Lanka, du Bangladesh et du Népal ne sont pas particulièrement favorables à New Delhi. Pour ce qui est du Canada, qui pourrait voir en 2025 l’occasion de rétablir ses liens ce pays, il sera essentiel de faire preuve de patience et de reconnaître les inquiétudes de l’Inde à l’égard de son voisinage et des relations avec les États-Unis.

3. La région peut-elle trouver un équilibre entre la sécurité de l’IA et l’innovation?

Le champ de la coopération internationale autour de l’intelligence artificielle (IA) s’élargira en 2025, en commençant en février par le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle à Paris. Cet événement fait partie d’une série annuelle qui a débuté en 2023 au Royaume-Uni et qui a été suivie en 2024 par un sommet sur la sécurité de l’IA en Corée du Sud. La priorité accordée cette année à l’« action » plutôt qu’à la « sécurité » souligne la volonté des principales parties prenantes de rester concurrentielles dans la course à l’IA, sans être limitées par des problèmes de sécurité au point de ne pas pouvoir exploiter les avantages de cette technologie émergente. Les questions de sécurité n’ont pas pour autant disparu de l’ordre du jour; les progrès réalisés à la fin de 2024 sur l’utilisation de l’IA dans le domaine militaire en sont un exemple notable. Des discussions productives ont eu lieu entre la Chine et les États-Unis, mais il n’est pas certain que cette dynamique se poursuive. Dans l’ensemble, les États-Unis conserveront un rôle important dans les débats sur l’IA, en particulier maintenant que bon nombre des plus grandes entreprises technologiques se sont alignées sur la future administration Trump.

AI Global Forum
Photo: Anthony Wallace/ AFP via Getty Images

 

Le Canada aura l’occasion de faire preuve de leadership dans le domaine de l’IA, d’autant plus qu’il assurera la présidence du G7 en 2025. Plusieurs acteurs de la région Indo-Pacifique, tels que l’Inde, le Japon et la Corée du Sud, tentent de faire progresser la législation nationale sur l’IA. La forme que prendront ces textes législatifs pourrait indiquer aux décideurs canadiens s’il existe des possibilités pour le pays de s’associer à des leaders régionaux afin de jouer un rôle de premier plan à l’échelle mondiale dans la gouvernance de l’IA.

4. Les dirigeants chinois parviendront-ils à sortir l’économie du marasme?

Les responsables des politiques chinoises ont commencé l’année en luttant contre les mêmes vents contraires que ceux qui ont frappé l’économie de leur pays en 2024 : un marché immobilier en chute libre, des niveaux d’endettement extrêmement élevés des administrations locales, un taux de chômage important chez les jeunes, et une confiance anémique des consommateurs et des investisseurs. Ces enjeux structurels persistants, combinés à de nouvelles inquiétudes concernant les tarifs douaniers, pourraient contraindre les dirigeants chinois à repenser leur approche des mesures de relance en 2025.

China flag
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En septembre de l’année dernière, les autorités ont introduit des plans de relance tout juste suffisants pour atteindre un objectif de croissance du PIB de 5 %, mais pas assez pour donner l’impulsion économique plus forte que beaucoup estimaient nécessaire. Il semble que Beijing ait conservé ses ressources en prévision de la réélection de Trump et de la perspective d’une guerre commerciale plus intense. En mars, le parti communiste tiendra ses « deux séances » annuelles, au cours desquelles il annoncera les objectifs et les stratégies économiques de l’année, qui pourraient inclure une nouvelle série de mesures d’incitation fiscale.

5. Qui assumera la gestion du multilatéralisme et des coalitions mondiales?

La politique étrangère américaine « America First » (l’Amérique d’abord) n’est pas le seul facteur de changement dans le multilatéralisme et la diplomatie mondiale. En 2025, le sommet du G20 se déroulera pour la première fois dans un pays africain (l’Afrique du Sud), ce qui permettra d’élargir la représentation et d’ouvrir de nouvelles perspectives sur les questions mondiales urgentes. Entre-temps, la Chine pourrait tirer parti du retrait des États-Unis des actions en faveur du climat en se positionnant en tant que chef de file mondial en matière d’initiatives environnementales.

ASEAN 2024 forum
Photo: Tang Chhin Sothy/AFP via Getty Images

 

Dans la région indo-pacifique, la Malaisie assumera la présidence de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) en 2025, avec pour objectif principal de renforcer l’unité du bloc. La concurrence entre les États-Unis et la Chine et ses éventuelles répercussions sur l’Asie du Sud-Est pourraient servir de catalyseur à une plus grande intégration économique régionale. Le premier ministre malaisien Anwar Ibrahim souhaite également voir l’ANASE jouer un rôle plus constructif dans la prévention de la fragmentation du Myanmar, où le violent conflit, qui a débuté après le coup d’État militaire de février 2021, entrera bientôt dans sa cinquième année.

L’Indonésie rejoint des États comme l’Inde en pratiquant une politique étrangère multivectorielle, par laquelle elle adopte un non-alignement actif en refusant de choisir catégoriquement le « camp des États-Unis » ou le « camp de la Chine », mais plutôt en conservant un maximum de marge de manœuvre pour poursuivre des questions et des partenariats qui lui confèrent un maximum d’autonomie. 

Malgré cette multiplication de l’engagement au niveau mondial et la tendance de plusieurs à éviter de s’empêtrer dans des alliances, le monde aura encore cruellement besoin de la coopération transnationale en 2025 et au-delà, surtout avec l’émergence de nouvelles frontières de sécurité, dans l’espace, dans l’Arctique et dans les grands fonds marins. L’année 2024 s’est par exemple achevée sur des allégations selon lesquelles la Chine (et la Russie) étaient impliquées dans le sabotage de câbles sous-marins en Europe et autour du détroit de Taïwan. Nous pouvons nous attendre à d’autres incidents de ce type en 2025.

Vina Nadjibulla

Vina gère les activités de recherche, d’éducation et de soutien au réseau de la FAP Canada. Elle supervise également les programmes de subventions et de bourses de recherche de la Fondation, ainsi que les projets de développement et de renforcement des capacités. Elle intervient fréquemment dans les médias pour commenter la géopolitique, la politique étrangère canadienne et les relations entre le Canada et l’Asie, en particulier l’Inde et la Chine.

En tant que spécialiste de la sécurité internationale et de la consolidation de la paix, Vina son expérience professionnelle s’étend sur plus de vingt ans dans les domaines de la diplomatie de haut niveau, de la défense des intérêts, de l’élaboration de politiques et de l’analyse des risques politiques.

Des zones de guerre aux salles de réunion, Vina a travaillé avec des gouvernements nationaux, des organisations à but non lucratif et des organisations philanthropiques au Canada, aux États-Unis, en Chine et dans un certain nombre de pays d’Afrique et d’Asie centrale.

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Erin Williams

Erin est gestionnaire principale de programme à la Fondation Asie Pacifique du Canada, où elle supervise les programmes liés aux compétences et à l’éducation sur l’Asie et dirige le programme de développement des Jeunes professionnels Canada-Asie de la Fondation. 

Avant de rejoindre la FAP Canada, Erin a contribué au Comité des membres canadiens du Conseil de coopération pour la sécurité dans l’Asie-Pacifique (CSCAP), un dialogue régional sur la sécurité dans le cadre du deuxième front. À ce titre, elle a participé à deux groupes d’étude coprésidés par le Canada : l’un sur le maintien et la consolidation de la paix au niveau régional, l’autre sur la responsabilité de protéger. Elle a également été corédactrice (avec Brian Job) de la publication phare annuelle du CSCAP, The CSCAP Regional Security Outlook. Erin a travaillé comme adjointe à la rédaction de Pacific Affairs et dans le domaine de l’éducation des immigrants et des réfugiés dans le Minnesota et en Californie.

Erin est titulaire d’une maîtrise en études politiques Asie-Pacifique de la University of British Columbia et d’une maîtrise en relations internationales de la Boston University.

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