Malgré les tensions diplomatiques, les relations commerciales Canada-Inde demeurent inchangées

India Economy Graphic with Flag

Lorsque les résultats des élections nationales indiennes ont été annoncés le 4 juin, le premier ministre Narendra Modi et son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP) — politiquement dominant depuis une décennie et, pour certains, apparemment invincible  — ont sans doute accueilli la nouvelle avec des sentiments mitigés.

Si les électeurs indiens ont accordé un troisième mandat à l’Alliance démocratique nationale, une alliance dirigée par le BJP, ils ont également réduit considérablement le nombre de sièges du parti à la Lok Sabha, la chambre basse du parlement. Mais, malgré les résultats plutôt médiocres des élections, le gouvernement indien a reçu quelques bonnes nouvelles : pour l’année fiscale se terminant en mars 2024, l’économie indienne a connu une croissance « spectaculaire » de 8,2 %, contre 7 % l’année précédente. Cette croissance aurait été alimentée, du moins en partie, par les dépenses de l’État en matière d’infrastructures et par « l’élan de l’industrie manufacturière et de construction ». Si ces taux de croissance se maintiennent, l’Inde restera en bonne voie pour devenir la troisième économie mondiale d’ici 2027.

Le Canada a reconnu l’immense potentiel de l’Inde dans sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique de 2022, précisant que « l’importance stratégique, économique et démographique croissante de l’Inde dans la région indo-pacifique en fait un partenaire essentiel » pour le Canada et ses objectifs plus larges dans la région. Ottawa a réitéré cette conviction lors du Dialogue ministériel Canada-Inde sur le commerce et l’investissement, qui s’est tenu en mai 2023. Les relations diplomatiques officielles ont toutefois pris du plomb dans l’aile en septembre 2023, après que le premier ministre canadien Justin Trudeau a déclaré que le Canada disposait « d’allégations crédibles » selon lesquelles les personnes responsables du meurtre, en juin 2023, du citoyen canadien et militant khalistanais Hardeep Singh Nijjar avaient des liens avec le gouvernement indien. Le retombées de ces allégations ont été immédiates, notamment le report d’une mission commerciale d’Équipe Canada en Inde, qui était prévue pour la fin de l’année 2023, et une pause dans les discussions sur l’accord commercial des premiers progrès (ACPP) entre les deux pays, qui était censé être conclu en 2023. 

Que nous apprennent les données relatives au commerce et à l’investissement bilatéraux sur la trajectoire des relations économiques entre le Canada et l’Inde avant la rupture diplomatique de septembre 2023 ? Et que savons-nous à ce jour sur les effets que ces tensions politiques ont — ou n’ont pas — eus sur les liens économiques, et pourquoi ? 

En bref, les données montrent que jusqu’à présent, les relations économiques n’ont pas été affectées de manière significative, probablement en raison de deux facteurs : la cohérence de l’offre et de la demande de part et d’autre, et l’absence de signal de la part de l’un ou de l’autre gouvernement indiquant qu’il a l’intention de prendre de mesures pour entraver les relations d’affaires.

Croissance soutenue des échanges commerciaux

Au cours de la dernière décennie, le commerce bilatéral de marchandises entre le Canada et l’Inde a presque doublé, passant de 6,4 G$ CA en 2014 à 12,67 G$ CA en 2023. Comme le montre la Figure 1, en 2022, le commerce bilatéral a fait un bond de 52 % en glissement annuel, en partie grâce à l’augmentation de la demande mondiale pendant la reprise post-COVID-19. 

En 2023, la structure des échanges commence à se normaliser, les exportations canadiennes vers l’Inde diminuant de 4 % et les importations en provenance de l’Inde de 9 % en glissement annuel. En septembre 2023, lorsque les allégations de Nijjar ont créé une rupture majeure dans les relations bilatérales, le volume global du commerce mondial était déjà inférieur de 3,5 % à celui de l’année précédente en raison de l’évolution de plusieurs conditions économiques : la montée des sentiments protectionnistes, parfois appelée « relocalisation » du commerce ; l’augmentation du coût de la vie ; le ralentissement de la demande des consommateurs en raison de l’inflation ; et la contraction de la production mondiale. En 2023, les exportations du Canada vers l’Inde ont été plus stables que ses importations, même si le Canada ne bénéficie pas d’une exclusivité d’exportation vers le marché indien pour un produit particulier.

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Que nous apprend un examen plus approfondi de ces relations commerciales ?  

De 2014 à 2023, les exportations du Canada vers l’Inde étaient dominées par trois secteurs : les minerais métalliques et les minéraux non métalliques (11 G$ CA), les produits alimentaires de l’agriculture et de la pêche (7,56 G$ CA) et les produits énergétiques (7,55 G$ CA). Ces derniers comprennent d’importantes expéditions de charbon bitumineux de la Colombie-Britannique, de chlorure de potassium de la Saskatchewan et de diamants non triés des Territoires du Nord-Ouest. 

En revanche, les importations canadiennes en provenance de l’Inde ont été dominées par les biens de consommation (24 G$ CA), les produits minéraux métalliques et non métalliques (5,4 G$ CA) et les produits chimiques, en plastique et en caoutchouc (4,9 G$ CA). 

Il est intéressant, mais peut-être pas surprenant, de constater que la demande de produits de consommation s’est renforcée au fil du temps, ce qui correspond au triplement de l’immigration indienne au Canada au cours de la dernière décennie. Par exemple, les principales importations en provenance de l’Inde comprenaient des bijoux, des diamants travaillés, du riz à grains longs et des produits médicinaux, et étaient principalement destinées à l’Ontario et à la Colombie-Britannique, qui comptent toutes deux d’importantes diasporas indiennes.

Les dernières tensions diplomatiques n’ont guère eu de répercussions sur les échanges commerciaux (jusqu’à présent). Contre toute attente, le total des échanges bilatéraux entre le Canada et l’Inde a en fait légèrement augmenté — de 880 M$ CA à 923 M$ CA — de mars 2023 à mars 2024 (Figure 2). 

Par exemple, au cours des six mois précédant les allégations de Nijjar (mars-août 2023), les importations canadiennes en provenance de l’Inde s’élevaient à 2,71 G$ CA, puis sont passées à plus de 2,74 G$ CA au cours des six mois suivant les allégations (octobre 2023-mars 2024). Au cours de cette même période, les exportations canadiennes vers l’Inde ont augmenté d’environ 16 %, passant d’environ 2,6 G$ CA à environ 3,1 G$ CA.

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L’un des moteurs de cette relation commerciale stable est l’industrie agricole canadienne, qui continue de donner la priorité au commerce avec l’Inde. Cet engagement a été réaffirmé lorsque le premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe, s’est rendu en Inde en février 2024 pour renforcer les liens dans les domaines de l’agroalimentaire et de la sécurité énergétique et pour participer au Raisina Dialogue, le principal forum mondial de l’Inde. 

Les exportateurs canadiens de lentilles ont exhorté le gouvernement fédéral à relancer les négociations commerciales avec l’Inde. Le Canada représente actuellement plus de la moitié des importations de lentilles de l’Inde et, malgré les relations bilatérales tendues, ces niveaux d’exportation se sont globalement maintenus. Bien que les prix offerts par l’Inde pour les produits canadiens aient chuté de 6 % en septembre 2023, les exportateurs canadiens ont également bénéficié d’une exonération des droits d’importation sur les lentilles que le gouvernement indien a prolongée de décembre 2023 à mars 2025. 

Cependant, le Canada risque de perdre sa part de marché pour les lentilles au profit de concurrents tels que l’Australie.  En effet, la production australienne augmente et celle du Canada connaît un déficit, ce qui rend le marché de plus en plus concurrentiel. Depuis 2019, l’Australie a régulièrement augmenté ses exportations de lentilles vers l’Inde. Bien que les effets sur les exportations de lentilles canadiennes n’aient pas encore été notables, toute nouvelle escalade des tensions diplomatiques pourrait éroder la confiance des importateurs indiens, qui ont désormais la possibilité de se tourner vers les fournisseurs australiens. Ni Ottawa ni New Dehli n’ont encore fait part de leur intention de limiter les échanges pour des raisons politiques, ce qui laisse supposer que les deux parties reconnaissent l’importance de mettre les relations économiques à l’abri des retombées diplomatiques.

Les investisseurs adoptent une approche attentiste

L’investissement canadien en Inde a considérablement augmenté à partir de 2020, ce qui reflète peut-être l’optimisme croissant des investisseurs canadiens à l’égard du potentiel économique de l’Inde. Étant donné que les investissements impliquent généralement des engagements de capitaux à long terme, les investisseurs canadiens, comme les investisseurs d’autres pays, faisaient auparavant preuve d’une certaine prudence à l’égard de l’Inde. Cependant, les politiques de libéralisation économique du gouvernement du BJP ont ouvert une variété de secteurs à l’investissement direct étranger (IDE) au cours de la dernière décennie, tels que l’infrastructure et la transformation des aliments. Les entreprises canadiennes ont saisi cette occasion et, par conséquent, le Canada et l’Inde ont investi environ 36,5 G$ CA dans leurs économies respectives entre 2014 et 2023, passant de 1,55 G$ CA en 2014 à 3,9 G$ CA en 2023. 

Comme le montre la Figure 3, la plupart de ces flux d’IDE — environ 90 % — sont des investissements canadiens en Inde. Les investissements canadiens en Inde ont atteint un niveau record en 2020 avec l’acquisition par Brookfield Asset Management de RMZ Corp, le plus grand portefeuille immobilier de l’Inde, pour un montant de 3 G$ CA.  La croissance récente des investissements canadiens comprend également les investissements des caisses de retraite, dont 11,9 G$ CA investis en Inde rien qu’au cours des cinq dernières années (2019-2023). 

Néanmoins, il y a également eu des investissements indiens considérables au Canada, notamment des investissements totalisant 1,2 G$ CA à Mississauga, en Ontario, en 2021, par des géants indiens de l’informatique tels qu’Infosys et HCL Technologies.

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Toutefois, si les investisseurs canadiens se sont davantage intéressés à l’économie indienne, ils sont également restés quelque peu prudents. Le Canada n’est pas le seul à adopter cette approche : selon un rapport publié récemment par l’Investment Trends Monitor des Nations Unies, l’afflux global d’IDE en Inde — c’est-à-dire l’investissement provenant de toutes les sources étrangères — a chuté de 47 % entre 2022 et 2023. De même, les IDE du Canada en Inde ont également diminué au cours de cette période, passant de 5,3 G$ CA à 3,9 G$ CA. 

Plusieurs raisons expliquent cette tendance. Tout d’abord, la détérioration de l’environnement économique et géopolitique, notamment la guerre entre la Russie et l’Ukraine, la hausse des prix des denrées alimentaires et de l’énergie, ainsi que le resserrement des conditions financières (inflation et taux d’intérêt élevés), ont dissuadé les investisseurs de se tourner vers les marchés mondiaux, en particulier les pays en développement. 

Deuxièmement, dans les années précédant immédiatement une élection nationale, les investisseurs ont tendance à adopter une approche attentiste, espérant éviter les incertitudes réglementaires qui pourraient accompagner un changement de politique gouvernementale. Ce fut également le cas avant les élections nationales de 2019 en Inde, lorsque les investissements étrangers ont diminué par rapport au niveau de 2018, car les investisseurs attendaient des signes de stabilité et de prévisibilité dans l’environnement d’investissement. 

Compte tenu des nombreux facteurs susceptibles de freiner l’investissement entre le Canada et l’Inde à court terme, il serait prématuré d’attribuer toute baisse récente de l’investissement au différend diplomatique actuel. Les effets de ce différent, s’il y en a, devront être évalués à long terme, une fois que davantage de données seront disponibles. 

Dans l’intervalle, bien que l’IDE actuel du Canada ne représente que 0,57 % de l’IDE total de l’Inde, les investissements canadiens dans le secteur énergétique indien et, réciproquement, les investissements indiens dans les secteurs de la technologie et des ressources du Canada, pourraient soutenir les objectifs stratégiques plus larges des deux parties : Le Canada peut réduire sa dépendance à l’égard des États-Unis pour les exportations d’énergie, tandis que l’Inde peut essayer de répondre à sa demande croissante d’énergie.

Les signaux politiques, comme l’a indiqué en mai le ministre indien des Affaires extérieures Subrahmanyam Jaishankar, laissent penser que le gouvernement indien s’attend à une augmentation des investissements étrangers après les élections nationales, qui se sont achevées au début du mois de juin. Toutefois, la croissance de l’IDE pourrait rester modeste au cours des deux prochaines années, les investisseurs cherchant à obtenir des éclaircissements et des garanties sur les nouvelles politiques et sur l’état de l’environnement commercial indien créé par le nouveau gouvernement de coalition de l’Inde. 

Malgré la forte médiatisation de la chute de la bourse de Bombay le jour de l’annonce des résultats des élections de juin, les perspectives à long terme restent prudemment positives, car les dépenses d’investissement devraient augmenter en réponse au renforcement de l’économie indienne.

L’Inde, une priorité pour le Canada

Les deux gouvernements commencent à remettre leurs relations diplomatiques officielles sur les rails, mais de nombreux autres groupes de parties prenantes, en particulier les gouvernements infranationaux et les organisations non gouvernementales, se montrent proactifs dans l’exploration et l’établissement de liens commerciaux plus étroits. C’est le cas, par exemple : 

  • Opportunités Nouveau-Brunswick, l’organisme de développement économique de la province, cherche à s’engager de plus en plus sur les marchés indiens de l’agriculture, de la sylviculture et de la pêche
     
  • La stratégie québécoise de 2022 a également déclaré que la province souhaitait renforcer ses relations avec l’Inde à un niveau multisectoriel, notamment dans les secteurs des TIC et des produits pharmaceutiques
     
  • Exportation et développement Canada, l’organisme canadien de crédit à l’exportation, a augmenté ses investissements en Inde (et a également identifié l’Inde comme un lieu d’opportunités pour les entreprises canadiennes dans son rapport 2024).
     
  • Les chambres de commerce canadiennes, telles que la Chambre de commerce indo-canadienne et le Conseil de Commerce Canada-Inde, ont activement encouragé l’interaction entre les parties prenantes des deux économies, y compris la visite de ce dernier en Inde au début de l’année 2024.
     
  • Air Canada, sentant peut-être que les liens entre le Canada et l’Inde resteront solides, au moins sur le plan humain, a récemment annoncé le lancement d’un vol sans escale entre Toronto et Mumbai.
     

Outre ces initiatives, les parties prenantes canadiennes continueront probablement à prêter attention à d’autres possibilités d’expansion de la collaboration économique entre le Canada et l’Inde. L’Inde diversifie régulièrement sa production dans les domaines des semi-conducteurs, de l’automobile et des solutions énergétiques, dans l’espoir de tirer parti de la décision de nombreuses entreprises de chercher une alternative à la Chine dans le cadre de leur stratégie « Chine+1 ». 

New Delhi a également accéléré la conclusion d’accords de libre-échange avec d’autres partenaires, notamment l’accord de partenariat commercial et économique (TEPA) avec l’Association européenne de libre-échange (qui comprend l’Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse, pays non membres de l’UE) et l’accord de coopération économique et commerciale entre l’Australie et l’Inde (ECTA), afin d’atteindre son objectif d’exportation de 2,7 billions $ CA d’ici 2030. L’Inde est sur le point de finaliser les négociations d’un accord de libre-échange avec le Royaume-Uni et est en discussion avec l’Union européenne pour un accord de libre-échange et un accord de protection des investissements. 

Malgré la tendance de l’Inde à restreindre les importations et à mener une politique commerciale axée sur la promotion des exportations, le fait qu’elle ait conclu plusieurs accords de libre-échange avec des économies occidentales témoigne de sa volonté de libéralisation et de l’accueil réservé par l’Occident à l’Inde en tant qu’acteur important de l’économie mondiale.

Si le Canada et l’Inde parviennent à conclure un Accord de partenariat économique global (APEG), les échanges bilatéraux pourraient augmenter de 8 G$ au cours de la prochaine décennie. Il en résulterait une augmentation des échanges bilatéraux de produits à fort potentiel d’exportation, notamment de matières premières telles que l’or, le potassium et la pâte de bois. De plus, l’Inde dispose d’un potentiel inexploité sur le marché canadien, notamment en ce qui concerne les véhicules à moteur, les médicaments, les crevettes congelées et les crevettes roses.

Pour finaliser l’accord commercial, les responsables canadiens devront s’attacher à résoudre les problèmes existants et à instaurer la confiance avec leurs homologues indiens. Les deux économies ont un potentiel important de collaboration dans des secteurs d’intérêt mutuel tels que les technologies propres pour le développement des infrastructures, les minéraux critiques, les véhicules électriques et les batteries, les énergies renouvelables et l’intelligence artificielle. 

Toutefois, la réussite de cette collaboration dépend en partie du programme économique, des priorités et des réformes du prochain gouvernement de coalition de l’Inde. 
 

• Édité par Vina Nadjibulla, vice-présidente, Recherche et stratégie ; Erin Williams, gestionnaire principale de programme, Compétences pour l’Asie ; Ted Fraser, rédacteur principal. Design graphique : Chloe Fenemore

Shruti Jhunjhunwala

Shruti Jhunjhunwala est chercheuse-boursière au sein de l’équipe Commerce international et investissement de la Fondation Asie Pacifique du Canada. Elle est titulaire d’une maîtrise en gestion (M. Sc.), affaires internationales, de HEC Montréal. Ses recherches portent sur les partenariats public-privé ainsi que sur le commerce inclusif et durable.

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