Par une soirée hivernale de décembre 2022, alors que le soleil se couchait sur la péninsule coréenne, un éclat lumineux a illuminé le ciel crépusculaire, captivant et surprenant les observateurs en Corée du Sud, en Chine, au Japon et en Russie. Confondu avec un objet volant non identifié par de nombreux témoins, ce phénomène lumineux n'était autre qu'un test secret de lancement de satellite à combustible solide effectué par les forces militaires sud-coréennes. Cet événement s'inscrit dans le contexte d'une rivalité croissante entre la Corée du Sud et la Corée du Nord dans le domaine des satellites militaires. Ce spectacle n'a pas seulement révélé les progrès de la Corée du Sud dans son ambitieux programme spatial militaire, appelé « Projet 425 », mais a également présagé un avenir où les deux pays chercheront à établir une présence significative dans l'espace.
L'année dernière, lors de la huitième assemblée de son parti, en Corée du Nord, Kim Jong-un a souligné la nécessité de développer les capacités de reconnaissance par satellite. En novembre 2023, la Corée du Nord a atteint l'un de ses objectifs avec le lancement réussi de son premier satellite de reconnaissance militaire, le Malligyong-1. Peu après, le 2 décembre 2023, la Corée du Sud a suivi avec le lancement de son premier satellite de reconnaissance militaire, utilisant une fusée Falcon 9 depuis la base spatiale américaine de Vandenberg.
Tandis que ces programmes sont initialement motivés par une compétition mutuelle, ils reflètent également les ambitions plus larges des deux pays, visant à améliorer leur autonomie technologique, renforcer leur sécurité nationale, accroître la complexité de leurs opérations de renseignement, et se positionner comme acteurs clés dans la course mondiale vers l'espace. Ces développements ont été façonnés par la géopolitique mondiale, notamment l'invasion de l'Ukraine par la Russie, un conflit qui a bouleversé les alliances internationales. Cette situation a poussé la Corée du Sud à s'éloigner de la Russie en quête de partenaires alternatifs pour l'espace, tels que SpaceX aux États-Unis et le Canada.
Entre-temps, la Corée du Nord a renforcé ses liens avec la Russie. Ces remaniements géopolitiques s'entrecroisent avec l'importance stratégique croissante des technologies spatiales pour les deux Corées, chacune cherchant à devancer l'autre tout en poursuivant des intérêts nationaux plus larges.
La transition nord-coréenne pour devenir un acteur clé de l'espace
La Corée du Nord a longtemps été un acteur relativement passif dans le domaine spatial, utilisant des tactiques de dissimulation classiques. Ces méthodes incluent notamment le camouflage, les opérations nocturnes, les sites souterrains, les lanceurs déplaçables, l'exploitation des intempéries et les fausses cibles pour échapper à l'interception satellite. Ces stratégies visent à compliquer ou induire en erreur les efforts de surveillance en déguisant les sites critiques, déplaçant les lanceurs de missiles pour brouiller les pistes de traçabilité et en exploitant les environnements souterrain et sous-marin pour réduire la visibilité aux imageries optiques et radar. Lors de la huitième assemblée du parti à Pyongyang, d'autres projets ont été annoncés, tels que le développement de sous-marins, la réalisation de tests nucléaires sous-marins, l'utilisation de lanceurs mobiles de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM). Ces initiatives sont également conçues pour compliquer la traçabilité et le suivi par satellite.
En revanche, les avancées technologiques en matière de radar, capteurs sensoriels et analyses de données réduisent l'efficacité de ces stratégies de contre-espionnage. En conséquence, Pyongyang n'emploie pas seulement des méthodes plus sophistiquées pour brouiller les pistes aux satellites d'espionnage, tels que les tests nucléaires souterrains et des lanceurs déplaçables d'ICBM, mais privilégie désormais une position plus active dans l'espace. Cette transition est à la fois réactive, car ses tactiques de dissimulation habituelles deviennent obsolètes, et stratégique, poussant la Corée du Nord à développer ses propres capacités spatiales et à maintenir une influence significative dans le paysage de sécurité en évolution sur la péninsule coréenne.
Le « Projet 425 » et ses objectifs pour l'autonomie spatiale
Le projet 425 de la Corée du Sud, lancé en 2014,, vise à déployer une constellation de reconnaissance militaire de cinq satellites d'ici 2027. Cette constellation comprendra quatre satellites radar à synthèse d'ouverture et un satellite électro-optique/infrarouge, assurant une surveillance continue, jour et nuit, par tous temps, des activités nucléaires et balistiques de la Corée du Nord. Le deuxième satellite a été lancé en avril 2024, suivi du troisième le 21 décembre 2024. Une fois complète, la constellation pourra actualiser les images toutes les deux heures, renforçant ainsi les capacités de frappe préemptive et d'interception de missiles de la Corée du Sud. Ce projet réduit significativement la dépendance de Séoul envers les ressources de renseignement américaines. Il permet à la Corée du Sud de mener une surveillance indépendante sans exposer ses plans d'espionnage ou ses atouts en matière de renseignement, comme c'était le cas lorsqu'elle devait demander des images satellites aux États-Unis.
Le « Projet 425 » symbolise la quête d'autonomie stratégique de la Corée du Sud et son émergence comme acteur clé dans le domaine de la sécurité spatiale.
La valeur stratégique des satellites de surveillance
La valeur stratégique des satellites militaires de reconnaissance va au-delà de la simple collecte de renseignements. Ils servent d'outils efficaces pour les opérations psychologiques et la dissuasion. Une illustration frappante de ce phénomène est la publication par l'agence de renseignement nationale sud-coréenne d'images satellites montrant des embarcations russes entrant dans les eaux territoriales nord-coréennes pour transporter des soldats nord-coréens en Russie. En rendant ces images publiques, la Corée du Sud a non seulement démontré sa grande capacité en matière de surveillance, mais a aussi envoyé à Pyongyang et à la communauté internationale un message clair sur sa prouesse technologique.
Parallèlement, la Corée du Sud a utilisé son imagerie satellitaire à haute résolution pour divulguer des images détaillées des grands monuments historiques à Pyongyang. Ces divulgations sont stratégiques et visent à exercer une pression psychologique sur le régime nord-coréen en démontrant que même leurs monuments les plus vénérés sont sous surveillance étroite. La Corée du Nord a également reconnu le potentiel de la guerre psychologique. Elle a publié des images satellites à basse résolution de la région métropolitaine de Séoul et a affirmé suivre l'arrivée de porte-avions américains au port de Busan, la ville coréenne située au point le plus méridional du pays.
Les satellites sont devenus des extensions des stratégies militaires des deux Corées, améliorant leurs capacités d'anticiper les menaces et de signaler leur puissance sans confrontations directes. Cette dynamique ajoute une couche de complexité à l'environnement de sécurité régionale, où la course pour la suprématie technologique dans l'espace a des conséquences concrètes.
Changement des dynamiques spatiales suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie
Le développement de satellites de reconnaissance constitue un enjeu stratégique majeur pour les deux Corées, marqué par des défis technologiques considérables concernant les véhicules de lancement, l'insertion orbitale et les systèmes optiques avancés. Historiquement, la Corée du Sud comptait sur l'assistance technologique russe. En 2007, le « Brown Bear Project », a marqué un tournant, avec Séoul s'approvisionnant en matériel militaire russe, comme des hélicoptères et des chars. Cette collaboration s'est étendue aux technologies spatiales, la Russie aidant la Corée du Sud à développer des systèmes de propulsion pour les premiers étages de ses lanceurs spatiaux. Parallèlement, la Corée du Nord a œuvré au développement de satellites de surveillance de manière autonome, capitalisant sur son expérience en matière d'ICBM pour renforcer ses capacités militaires asymétriques au-delà de l'armement nucléaire. Malgré leurs efforts considérables, les deux Corées ont rencontré des difficultés significatives pour atteindre leurs objectifs en matière de satellites de reconnaissance.
L'invasion de l'Ukraine par la Russie a drastiquement modifié les dynamiques géopolitiques régissant la collaboration en technologies spatiales. Les relations russo-nord-coréennes se sont renforcées, tandis que celles avec la Corée du Sud se sont détériorées. Les sanctions internationales contre Moscou ont entravé la coopération militaro-spatiale russo-sud-coréenne, poussant Séoul à accélérer le développement de technologies indigènes pour des lanceurs capables de mettre en orbite des satellites de plus d’une tonne.
La destruction de l'Antonov An-225, l'un des plus grands avions-cargos au monde capable de transporter des satellites, lors de la guerre en Ukraine, a considérablement augmenté les coûts de transport des satellites. Face à ces défis, la Corée du Sud a réorienté ses plans de lancement de satellites militaires vers SpaceX aux États-Unis. De plus, le ministère sud-coréen de la Défense s'est engagé à construire des infrastructures domestiques pour le lancement de satellites, jugées plus avantageuses économiquement.
Pour la Corée du Nord, le paysage géopolitique changeant présente à la fois des obstacles et des opportunités. Suite à une série d'échecs dans le lancement de satellites de reconnaissance, la Corée du Nord s'est tournée vers une aide externe. La possibilité de recevoir des technologies spatiales avancées de la Russie s'est présentée, en échange de l'envoi de troupes nord-coréennes pour soutenir l'effort de guerre russe en Ukraine. Cette collaboration a considérablement accru les chances de la Corée du Nord de déployer avec succès des satellites de surveillance. Ces avancées amélioreraient les capacités d'espionnage nord-coréennes, intensifiant la rivalité inter-coréenne en matière de satellites de surveillance.
Rivalité en orbite
Le 21 décembre 2024, la Corée du Sud a lancé avec succès son troisième satellite de reconnaissance militaire. Peu avant, Shin Won-sik, directeur de la sécurité nationale sud-coréenne, avait indiqué qu'aucun lancement imminent n'était prévu côté nord-coréen, mais que des préparatifs en phase finale laissaient présager un lancement prochain. Le 6 janvier 2025, le secrétaire d'État américain Antony Blinken a affirmé, suite à une réunion ministérielle américano-sud-coréenne, disposer d'informations crédibles sur le partage de technologies satellitaires avancées entre la Russie et la Corée du Nord246. Cette collaboration pourrait potentiellement accélérer les ambitions nord-coréennes en matière de satellites. Le 9 janvier 2025, l'armée de l'air américaine a déployé un avion de reconnaissance RC-135V au-dessus de la mer Jaune, rappelant les méthodes de collecte de renseignements utilisées par la Corée du Nord avant son déploiement de satellites de surveillance. Un éventuel lancement d'un nouveau satellite de surveillance militaire par Pyongyang pourrait intensifier la course spatiale dans la péninsule coréenne.
Parallèlement, depuis 2020, la Corée du Sud a amélioré ses capacités de surveillance et de reconnaissance en développant et déployant une constellation de micro-satellites. Composée de 11 satellites pesant chacun moins de 100 kg, cette constellation fournit des images haute définition de la péninsule coréenne et des eaux environnantes, permettant une surveillance quasi en temps réel de la Corée du Nord. Cette initiative comble efficacement les lacunes existantes en matière de couverture de reconnaissance militaire par satellite, tout en améliorant la sécurité maritime et la prévention des catastrophes.
La Corée du Nord a annoncé des plans ambitieux pour lancer trois satellites de reconnaissance en 2024, mais n'a pas effectué de nouveau lancement depuis novembre 2023. Après un échec en mai 2024, aucune activité de lancement n'a été observée, remettant en question sa capacité à atteindre ses objectifs pour 2025. Malgré ces revers, Pyongyang réitère son engagement dans le développement et le lancement de satellites, s'inspirant des expériences de pays alliés comme la Chine et la Russie. Ce discours s'inscrit dans une stratégie visant à maintenir sa légitimité pour de futurs lancements, bien que les progrès semblent actuellement au point mort.
Enjeux, contraintes et possibilités pour la collaboration avec le Canada
Malgré ses avancées notables, la Corée du Sud fait face à des obstacles dans sa quête pour rejoindre les pays leaders de l'exploration spatiale. Son budget spatial, ne dépassant pas 0,9% de celui des États-Unis en 2022, demeure insuffisant. De plus, des tensions internes entre le ministère de la Défense nationale et l'agence de renseignement nationale concernant le contrôle des initiatives spatiales compliquent la prise de décision sur les projets militaires spatiaux. Pour surmonter ces contraintes, la Corée du Sud a reconnu l'importance de la collaboration internationale et explore activement des partenariats avec le Canada, particulièrement avec l'industrie aérospatiale de Montréal, comme modèle pour faire progresser ses technologies et matériels aérospatiaux. Le succès de Montréal dans la stimulation de l'innovation et la commercialisation de son secteur aérospatial offre des leçons précieuses à la Corée du Sud pour renforcer ses capacités domestiques et sa compétitivité mondiale.
La province de Gyeongsang au sud-est du pays, dont la ville de Sacheon est le siège de l'Administration coréenne de l'aérospatiale, a priorisé l'expansion de son secteur aérospatial en renforçant ses liens avec le Québec. En identifiant les similarités entre leurs industries aérospatiales, les deux régions cherchent à établir des collaborations via la grappe aérospatiale renommée du Québec, Aéro Montréal, membre du Partenariat mondial des grappes aérospatiales.
Les deux provinces visent à échanger des renseignements sur le marché, développer des solutions aux défis communs de leurs secteurs aérospatiaux, et encourager le référencement mutuel. Les initiatives clés comprennent l'amélioration des programmes d'éducation, tels que les échanges d'étudiants, la coopération entre PME, et la stimulation de l'innovation par la recherche conjointe avec des institutions leaders. Ces efforts incluent également le partage de connaissances et des projets collaboratifs dans le secteur aérospatial civil, se concentrant sur les avancées technologiques et la croissance de l'industrie.
La collaboration entre la Corée du Sud et le Canada s'inscrit dans le cadre du partenariat stratégique global entre les deux pays.. Le plan d'action s'appuie sur l'accord de coopération en science, technologie et innovation et le Comité conjoint de coopération scientifique et technologique (CCCST) Canada-Corée pour renforcer les liens dans les secteurs prioritaires, notamment les technologies aérospatiales. Le CCCST continue de fournir un cadre pour le dialogue sur les technologies émergentes, offrant à la Corée du Sud des opportunités essentielles pour pallier son manque budgétaire et ses contraintes organisationnelles tout en renforçant ses liens bilatéraux.
En accédant à l'écosystème aérospatial canadien avancé, spécifiquement à Montréal, la Corée du Sud vise à accélérer son parcours vers l'autonomie spatiale et à élever son rôle dans le paysage aérospatial mondial. Ce partenariat stratégique améliore non seulement les capacités technologiques de la Corée du Sud, mais lui permet aussi de se positionner comme partenaire fiable pour le Canada en matière de gouvernance mondiale de l'espace, favorisant la réalisation d'objectifs communs en innovation et sécurité.