Article explicatif : Comment l’Inde est-elle passée d’une position « non alignée » à une position d’« alignement stratégique » dans l’océan Indien?

INS Surat
Cette photo prise le 11 janvier 2025 montre des membres d’équipage à bord du navire de combat INS Surat, le premier destroyer à missiles furtifs guidés doté de capacités d’intelligence artificielle de la Marine indienne, à l’arsenal maritime de Mumbai. | Photo : Indranil Mukherjee/AFP gracieuseté de Getty Images

L’océan Indien est la bouée de sauvetage économique de l’Inde : 95 % du volume des échanges commerciaux et 68 % des échanges commerciaux du pays selon la valeur transitent par ces eaux. Alors que l’importance stratégique et économique de la région de l’océan Indien (ROI) ne cesse de croître, l’Inde donne la priorité au renforcement de la stabilité de la région. Au moment où la Chine élargit sa présence et où la région indo-pacifique s’apprête à devenir le siège de la concurrence mondiale, l’Inde renforce ses capacités et s’affirme comme « fournisseur de sécurité nette. »

En assumant ce rôle, l’Inde indique qu’elle considère qu’il lui revient de garantir la sécurité et la stabilité de la ROI. Or, pour ce faire, New Delhi devra renoncer à certains de ses principes de prudence et adopter une position plus offensive afin de protéger ses intérêts maritimes, faire contrepoids à l’influence croissante de la Chine et renforcer la coopération avec ses partenaires pour maintenir l’ordre international fondé sur des règles.

Qu’est-ce que cela veut dire pour l’Inde d’être un « fournisseur de sécurité nette »?

Le terme fournisseur de sécurité nette a été employé pour la première fois en 2009 par Robert Gates, alors secrétaire à la Défense aux États-Unis. L’Inde a d’abord hésité à assumer ce rôle afin de préserver sa position non alignée et son autonomie stratégique – c.-à-d. une liberté attribuable à son pouvoir et à son influence – et d’éviter de provoquer ses voisins, en particulier la Chine. Or, au cours de la dernière décennie, cette hésitation s’est affaiblie à mesure que l’Inde a commencé à chercher à contrôler les voies de communication maritimes vitales, des artères stratégiques du commerce mondial. Les fournisseurs de sécurité nette doivent patrouiller dans de vastes territoires maritimes, gérer les crises régionales, mettre en œuvre des mesures de lutte contre la piraterie et veiller à la sécurité des principales routes maritimes.

L’engagement proactif de l’Inde dans la ROI constitue une réponse partielle à l’emprise croissante de la Chine, qui s’étend maintenant de la Chine continentale au Moyen-Orient et à l’Afrique. En 2005, cette présence visait l’encerclement stratégique de l’Inde dans la stratégie du « collier de perles » chinoise. New Delhi a répondu (officieusement) en 2011 en élaborant une stratégie de « colliers de diamants » qui met l’accent sur la coopération navale avec les puissances régionales, l’agrandissement des bases navales et l’établissement de partenariats stratégiques. Même si l’Inde n’a pas officiellement confirmé son rôle de fournisseur de sécurité nette jusqu’en décembre 2023, son intention était évidente depuis plusieurs années.

Les États-Unis ont fait partie des premiers pays à reconnaître les capacités militaires croissantes de l’Inde et la crédibilité de sa force maritime régionale. Au début des années 1990, Washington a invité l’Inde à exécuter des exercices militaires conjoints – signe que les intérêts des deux pays en matière de sécurité maritime commençaient à se recouper, en particulier afin de maintenir une communauté internationale ouverte, y compris dans la mer de Chine méridionale, et de favoriser un « ordre fondé sur des règles et une architecture de sécurité régionale » dans l’océan Indien.

Comment les opérations navales de l’Inde se sont-elles développées?

Voulant jouer un plus grand rôle dans l’océan Indien, l’Inde a renforcé ses activités de lutte contre la piraterie et élargi sa présence navale dans la mer d’Oman, l’océan Indien et le golfe du Bengale. Elle a également élargi le mandat de sa garde côtière. La stratégie maritime de cette dernière, qui consistait à défendre les côtes, a été modifiée pour que la garde côtière maintienne l’ordre maritime de façon proactive par l’entremise de services de police, de patrouilles et de mesures de surveillance. Par exemple, elle a intensifié ses activités de lutte contre la piraterie en réponse à la hausse des actes de piraterie au Moyen-Orient et en Afrique. En mars 2024, la mission de lutte à la piraterie de la Marine indienne à l’est de la mer Rouge, qui a duré 100 jours, s’est achevée par la capture de 35 pirates somaliens. En tant que première force navale dans le golfe d’Aden et dans le nord de la mer d’Oman, New Delhi cherche également à sécuriser les principaux points de passage obligatoire des navires commerciaux dans la péninsule arabe, l’archipel indonésien et l’Afrique australe. Depuis 2018, l’Inde a déployé ses navires militaires dans le golfe d’Aden pour lutter contre la piraterie et protéger les navires commerciaux.

En mettant en service son premier navire de combat doté de capacités d’intelligence artificielle, le INS Surat, aux côtés du navire de combat INS Nilgiri et du sous-marin INS Vaghsheer, l’Inde a franchi une étape stratégique en ce qui concerne ses capacités nationales navales et de défense.

Les fonctionnalités d’intelligence artificielle de l’INS Surat, qui améliorent sa maintenance prédictive, sa navigation autonome et ses capacités d’analyse des risques, renforcent l’efficacité opérationnelle du navire et la sécurité maritime tout en réduisant les risques d’erreur humaine. Or, comme la flotte navale de la Chine est trois fois plus grande que celle de l’Inde, New Delhi devra accélérer sa production et renforcer son modèle d’intégration technologique pour maintenir son avantage stratégique dans la ROI.

L’Inde est également devenue un pilier de l’aide humanitaire et du secours aux sinistrés (AHSS) dans l’océan Indien. En septembre 2024, elle a lancé l’opération Sadbhav pour fournir des services d’AHSS au Laos, au Vietnam et au Myanmar, qui avaient été touchés par des inondations. Parallèlement, l’Inde respecte son engagement en matière d’AHSS en menant divers exercices, comme l’exercice d’AHSS conjoint annuel et l’opération Tiger Triumph avec les États-Unis dans le cadre de la politique Security and Growth for All (SAGAR) qui renforce les partenariats maritimes grâce à l’échange de renseignements et à la mise en place d’infrastructures.

L’opération Vanilla qu’a menée la Marine indienne en 2020 à Madagascar a démontré sa capacité à mener des missions d’AHSS, alors que la stratégie de déploiements axés sur une mission que l’Inde met en œuvre depuis 2017 lui a permis de renforcer son engagement dans les points névralgiques de l’océan Indien et auprès des forces maritimes régionales qui ne touchent pas à l’Inde, ce qui met en lumière le rôle qu’elle joue dans les efforts de collaboration en matière de sécurité.

L’Inde s’affaire également à renforcer sa connaissance du domaine maritime, c.-à-d. ses activités de surveillance et sa compréhension des activités maritimes, afin d’accroître la sécurité, la sûreté et la protection de ses intérêts économiques par l’entremise d’une coopération régionale et de réseaux de surveillance. Pour y parvenir, l’Inde favorise la coopération régionale en concluant des accords « blancs » sur la navigation commerciale maritime – c.-à-d. des accords qui prévoient l’échange de renseignements sur les déplacements et l’identité des navires civils – et en déployant des réseaux radar de surveillance côtière sur les îles de l’océan Indien et dans le golfe du Bengale.

Quelles sont les principales alliances stratégiques de l’Inde dans l’océan Indien?

Pour réaliser ses ambitions géopolitiques, l’Inde doit composer avec plusieurs rivalités régionales, des alignements changeants et une dynamique de pouvoirs complexe. Même si l’inauguration de la bande d’atterrissage et de la jetée sur l’archipel Agaléga, au nord de l’île Maurice, a été un triomphe pour la diplomatie et la sécurité indiennes, elle a été marquée par une multitude de complications. Les petits pays postcoloniaux comme Maurice sont particulièrement sensibles aux questions de souveraineté. Aux Seychelles, un accord de construction d’une base navale est au point mort en raison des préoccupations locales concernant la présence militaire étrangère, la souveraineté et la transparence, ce qui vient souligner la nature délicate des manœuvres géopolitiques dans la ROI.

Parallèlement, l’Inde a étendu son influence vers l’est par l’entremise de sa politique « Act East ». L’approfondissement des liens entre l’Inde et l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) aide le pays à étendre son influence maritime dans l’est de l’océan Indien. Depuis 1995, le Partenariat de dialogue ANASE-Inde soutient des projets ambitieux, comme l’autoroute Inde-Myanmar-Thaïlande et le projet routier multimodal de Kaladan qui relie le port de mer de Kolkata et le port de Sittwe du Myanmar. Plus récemment, le premier exercice maritime Inde-ANASE qui s’est déroulé en mai 2023 et le déploiement qui a suivi, par l’Inde, de trois navires de combat en mer de Chine méridionale en mai 2024 témoignent de l’assurance maritime croissante de l’Inde et de sa détermination à maintenir un ordre international fondé sur des règles.

Les situations observées en mer de Chine méridionale, une zone maritime cruciale, mettent également en évidence les priorités stratégiques de l’Inde dans la région. Alors que les tensions montent, Brunei, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et le Vietnam considèrent de plus en plus l’Inde comme un partenaire précieux en matière de sécurité. La mer de Chine méridionale est essentielle à la progression de la politique Act East de l’Inde et à sa démarche pour contrecarrer les ambitions de la Chine concernant l’océan Indien. Alors que la moitié des activités de commerce extérieur de l’Inde passent par le détroit de Malacca, qui relie l’océan Indien et la mer de Chine méridionale, la sécurité maritime est essentielle à la sécurité économique du pays. En juin 2023, le ministre des affaires étrangères indien, Subrahmanyam Jaishankar, et son homologue philippin, Enrique Manalo, ont exhorté la Chine à respecter la décision de 2016 invalidant les revendications de Beijing concernant la mer de Chine méridionale. Cette initiative a marqué un tournant par rapport à la neutralité antérieure de l’Inde dans la région.

L’engagement de l’Inde dans la région indo-pacifique est davantage renforcé par sa participation au dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD) avec l’Australie, le Japon et les États-Unis. Le QUAD vient compléter la vision de la politique SAGAR de l’Inde en faisant la promotion de la coordination des efforts en matière de sécurité, le renforcement des mécanismes d’intervention en cas de catastrophe et de la préservation d’une région indo-pacifique libre et ouverte. Ces alliances permettent à l’Inde d’étendre sa portée stratégique et d’équilibrer son rôle de fournisseur de sécurité nette dans l’océan Indien ainsi que ses aspirations plus vastes dans l’Indo-Pacifique.

Quels défis découleront du changement de posture stratégique de l’Inde dans la ROI?

La capacité de l’Inde d’atteindre ses objectifs ambitieux dans la ROI se heurte à plusieurs défis importants. L’un d’eux est d’ordre budgétaire. Malgré l’importance croissante de la sécurité maritime, le budget de l’Inde pour sa force navale demeure modeste, s’élevant à environ 7,61 milliards $ CA (47 590 crores INR) pour 2022-2023, soit le budget le plus faible parmi les forces armées de l’Inde et nettement insuffisant pour ses vastes responsabilités maritimes.

Même si le gouvernement indien cherche à intégrer la construction navale à la défense, des lacunes persistantes affligent le secteur, alors que les coûts liés à la construction navale accusent un retard par rapport aux normes mondiales et que les chantiers navals de propriété gouvernementale sont en proie à des retards et à des dépassements de coûts. Même si l’Inde a fait de grands progrès en ce qui concerne ses projets intérieurs, comme ses porte-avions, des difficultés techniques et organisationnelles limitent la capacité de la marine à assurer son autosuffisance.

L’Inde est également confrontée à des lacunes importantes en matière de capacité. Sa marine, qui compte 70 000 membres, est éclipsée par les forces maritimes actives de la Chine, qui comptent 240 000 membres. Dans le même ordre d’idées, la flotte de sous-marins de l’Inde, qui comprend 16 bâtiments, y compris un sous-marin lance-missile balistique et un sous-marin d’attaque diesel-électrique, fait piètre figure par rapport à la flotte de la Chine, qui compte plus de 70 sous-marins, y compris 7 sous-marins lance-missile balistiques, 12 sous-marins nucléaires d’attaque et plus de 50 sous-marins d’attaque diesel-électrique. Pour combler ce fossé, le pays devra réaliser des investissements considérables et déployer d’importants efforts de modernisation.

L’Inde devra également chercher à équilibrer la nécessité de renforcer ses partenariats avec les puissances occidentales et celle de préserver son autonomie stratégique. La volonté de l’Inde d’avoir une présence plus robuste dans le ROI est tempérée par une dure réalité : son grand déficit de capacité par rapport à la Chine. Même si New Delhi souhaite se positionner comme un fournisseur de sécurité nette, elle pourrait devoir se rapprocher des États-Unis et d’autres puissances occidentales, ce qui pourrait l’aider à accroître ses capacités militaires. Une telle coopération pourrait comprendre des exercices militaires conjoints, des échanges de renseignements et des achats d’armements.

Même si ces collaborations permettent d’obtenir des ressources essentielles et des technologies avancées, elles risquent également de porter atteinte à la position traditionnelle de l’Inde caractérisée par un non-alignement et une politique étrangère indépendante. Il demeurera difficile pour l’Inde de trouver le juste équilibre entre la nécessité de tirer parti des partenariats avec les pays occidentaux et celle de préserver son autonomie stratégique.

L’auteur remercie James Boutilier, Ph. D., ancien conseiller spécial (politiques) au quartier général des Forces maritimes du Pacifique canadiennes, qui a accepté de partager son expertise et ses réflexions précieuses sur le sujet.

• Édition par Erin Williams, gestionnaire principale de programme, FAP Canada; Vina Nadjibulla, vice-présidente, Recherche et stratégie, FAP Canada; et Ted Fraser, rédacteur principal, FAP Canada

Suyesha Dutta

Suyesha Dutta est chercheuse-boursière au sein de l'équipe Asie du Sud de la Fondation Asie Pacifique. Elle a obtenu une maîtrise en Études modernes de l'Asie du Sud à l'Université d'Oxford et une licence à l'Université de Colombie britannique, avec une double spécialisation en Histoire et en Études européennes modernes. Ses recherches portent sur la violence étatique et la mobilisation politique dans l'Inde postcoloniale.

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