Le texte qui suit constitue des remarques émises par le professeur Yves Tiberghien le 27 juin 2024, lors de l’événement « La contribution du Canada à la paix et à la sécurité dans le Pacifique Nord », coprésenté par la Fondation Asie Pacifique (FAP) du Canada et les Forces maritimes du Pacifique de la Marine royale canadienne. Le professeur Tiberghien se trouvait à la Taipei School of Economics and Political Science (à la National Tsinghua University de Hsinchu, Taïwan) en tant que chercheur invité de septembre 2023 à juin 2024, où il a participé à un large éventail de discussions dans la région, notamment sur les questions de paix et de sécurité.

À l’heure actuelle, nous observons un changement rapide de l’environnement géopolitique avec plusieurs points chauds dangereux et une accélération de la dynamique de représailles.

Les principaux acteurs de cette situation sont la Chine et les États-Unis, chacun étant animé et contraint par sa politique intérieure qui limite parfois leur capacité à se comprendre profondément et à s’engager dans des calculs stratégiques à long terme. Les mesures prises par chacun d’entre eux, qui sont généralement considérées comme défensives et réactives, alimentent un cycle d’interactions qui transforme la région.

La guerre que la Russie mène en Ukraine et ses interactions mondiales complexes sont un facteur secondaire et ont des incidences majeures sur l’énergie et la sécurité alimentaire. De plus, les visites stratégiques de Poutine en Corée du Nord et au Vietnam en juin, et les ententes qui ont résulté de ces réunions, ont renforcé les liens dans l’Indo-Pacifique au-delà du partenariat Chine-Russie.

La troisième force ayant une incidence sur la région est la guerre dans la bande de Gaza, qui a éloigné l’Indonésie et la Malaisie des États-Unis et les a rapprochées de la Chine.

Toutes les puissances moyennes de la région ajustent activement leurs positions et leurs stratégies pour répondre à ce nouvel environnement sur le plan de la sécurité et de l’économie. Dans les prochaines années, une question majeure se posera : Les puissances moyennes pourront-elles innover et coopérer afin d’aider à stabiliser la dissuasion dans la région?

Pour le Japon et la Corée, les changements en cours sont historiques. Le Japon, sous la gouverne d’un premier ministre prétendument pacifiste, subit les plus importants renforcements militaires et ajustements de sécurité depuis la Seconde Guerre mondiale. Il a notamment doublé le budget militaire par rapport au produit intérieur brut (PIB) – de 1 % à 2 % sur cinq ans – et déployé l’armée sur les îles situées au sud de l’île principale d’Okinawa. Au même moment, l’armée japonaise, à l’instar de la Corée du Sud et de Taïwan, est confrontée à des enjeux de recrutement et à une opinion publique qui n’est pas favorable à l’imposition de taxes pour financer l’augmentation des dépenses de sécurité.

Sept tendances clés

Dans l’ensemble, sept tendances façonnent la nouvelle situation de l’Indo-Pacifique en matière de sécurité.

1. Grande transition de pouvoir

La montée de la Chine et d’autres puissances émergentes (l’Inde, l’Indonésie et l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est [ANASE]) change la donne. Selon les données du FMI, le pourcentage du PIB de la Chine par rapport à celui des États-Unis est passé de 12 % en 2000 à 40 % en 2010, puis à 76 % en 2021 avant de diminuer pour atteindre progressivement 65 % en 2023 (principalement en raison des variations du taux de change).

Il ne s’agit là que d’un indicateur d’un changement de puissance économique; les États-Unis demeurent la puissance militaire et financière dominante. Toutefois, ces données indiquent une période majeure de transition des grandes puissances, une transition hégémonique partielle qui domine tout le reste de la région et crée ce qu’on appelle le « piège de Thucydide ». C’est bien connu dans le domaine des relations internationales : un changement rapide entre la première et la deuxième grande puissance incite la puissance établie à se défendre par tous les moyens possibles contre la puissance montante (qui est perçue comme une menace, quel que soit son régime politique), et la puissance montante à prendre diverses mesures pour gagner plus d’espace dans le système mis en place par les puissances établies. Il s’ensuit un processus d’augmentation de la pression, semblable à la pression qui s’accumule sous les plaques tectoniques.

Pour les États-Unis, maintenir l’ordre mondial signifie maintenir leur domination, quel qu’en soit le prix. Tout ceci fait en sorte qu’il est tentant pour les États-Unis de lancer une attaque préventive ou de submerger leur rival (la Chine) par la mobilisation d’une puissance dominante, même au prix d’un risque infini. Les États-Unis peuvent-ils résister à une telle tentation?

Pour la Chine, s’élever au sein de l’ordre existant nécessite encore d’y gagner de l’espace. Lorsqu’elle est confrontée à un refus ou qu’elle l’anticipe, la Chine remet en question l’ordre existant. Cette dynamique renforce également les acteurs nationalistes et agressifs du système chinois, qui sont prêts à prendre des mesures plus intrusives (comme l’a vécu le Canada). La Chine peut-elle éviter de déclencher un conflit qui compromettrait gravement son essor?

Pour les puissances moyennes, le piège de Thucydide complique tout. Peuvent-elles différencier la riposte à l’affirmation de la Chine à leur égard des jeux hégémoniques plus dangereux qui pourraient facilement les engloutir?

2. Cadres cognitifs interactifs et cycles de fausses perceptions

La dynamique actuelle n’est pas qu’une question d’intérêts et de pouvoir. Elle implique les émotions et les cadres cognitifs, ainsi que les croyances, les idéologies et les idées. Les deux côtés présentent le conflit grandissant comme un conflit moral opposant le bien au mal, négligeant dans leur propre réflexion stratégique la réalité du piège de Thucydide. Ces idées sont renforcées par les entrepreneurs politiques et par les médias sociaux, générant des chambres d’écho et des bulles.

Pour les États-Unis, il s’agit de défendre l’ordre international libéral, qui comprend des accords de pouvoir, des institutions et des normes. Il s’agit également de défendre le rôle moral des États-Unis en tant que leader de cet ordre et de s’opposer au parti communiste chinois.

Pour la Chine, il s’agit de défendre son droit légitime à retrouver la position qu’elle a occupée de 200 av. J.-C. à 1800, à savoir le centre de l’ordre international de l’Asie de l’Est et le générateur de normes régionales et de pensée politique. Il s’agit également d’effacer près de deux siècles de guerre civile, de déclin et de colonisation par l’Occident et le Japon. Tout cela génère des émotions très fortes de ressentiment et d’envie de récupérer son identité.

Le poids des émotions et des récits historiques dans la formation des positions présente deux inconvénients majeurs. Tout d’abord, il génère de l’orgueil et un excès de confiance de part et d’autre. Les États-Unis et la Chine surestiment actuellement leur propre position (en raison de la conviction qu’ils ont de leur propre valeur morale) et minimisent celle de leur adversaire (en raison des faiblesses qu’ils perçoivent). Les deux parties ont des résultats et des points de vue idéologiques. Mais cette vision brouille la possibilité d’évaluer correctement les capacités et de développer des stratégies qui permettent d’anticiper non seulement un cycle d’interaction, mais aussi des milliers de mouvements de représailles et leur aboutissement. La moralité ne consiste pas à être moralement juste dans l’absolu, mais plutôt à être juste dans le monde réel. La moralité consiste à créer un monde meilleur pour la plupart des humains et à ne pas entrer dans un cataclysme sans fin.

Deuxièmement, les deux parties pensent de plus en plus en termes d’aversion pour la perte, ce qui, à son tour, génère une plus grande volonté de prendre des risques (selon la théorie des perspectives). La dynamique interactive d’aversion pour la perte est particulièrement sujette aux escalades. Les États-Unis et leurs alliés pensent qu’ils protègent l’ordre libéral existant. La Chine, quant à elle, pense protéger sa montée en puissance et sa position historique au cœur du système de l’Asie de l’Est. Les deux parties pensent donc en termes de résultats et de lignes rouges.

C’est ainsi que les principaux dirigeants européens pensaient en juillet 1914. Cette année-là, ces dirigeants ont collectivement foncé vers un désastre, mais ils l’ont fait de manière rationnelle, en défendant leurs résultats et leurs valeurs.

Dans de telles situations, il est essentiel de procéder à des évaluations crédibles et de calculer les interactions et les résultats sur une variété de situations, dans le but d’influencer le résultat final des interactions.

3. La diffusion des politiques intérieures non stratégiques dans les pays clés

Aujourd’hui, la plupart des pays sont pris dans un cycle d’inégalités croissantes, de polarisation politique et de leadership faible ou incertain avec des priorités à court terme. Ce phénomène est probablement dû au manque de gouvernance de la mondialisation et des nouvelles technologies, ainsi qu’à la polarisation des idées amplifiée par les médias sociaux. Au centre du système mondial se trouvent les États-Unis, qui sont plus polarisés et divisés qu’ils ne l’ont jamais été depuis 1860 et qui sont au bord d’une récession et d’une instabilité démocratiques majeures.

La Chine compte également son lot de problèmes. Malgré la centralisation des pouvoirs autour du président Xi Jinping et l’érosion des réformes institutionnelles de l’ère Deng Xiaoping, les factions luttent toujours et de nombreuses décisions sont surprenantes ou opaques. En fait, certaines décisions, comme la guerre à la frontière avec l’Inde en mai 2020, les sanctions écrasantes de mars 2021 contre les parlementaires européens qui ont tué les espoirs de la Chine de ratifier l’accord global avec l’Union européenne sur l’investissement, ou le durcissement intense des relations avec les Philippines, sont stratégiquement irrationnelles si l’on considère le rapport entre les bénéfices et les coûts astronomiques encourus par la Chine. Ces actions peuvent s’expliquer uniquement par des luttes internes entre groupes au sein de l’élite chinoise. La logique d’un acteur sous-étatique ou politique engagé dans une lutte pour le pouvoir ne génère souvent pas de rationalité au niveau de l’État.

Nous notons également que le président sud-coréen Yoon Seok Yeol et le premier ministre japonais Kishida Fumio sont profondément impopulaires dans leur pays et ont perdu les récentes élections ou les élections partielles. En outre, la politique aux Philippines est fortement polarisée et fragmentée, Modi a été affaibli par les récentes élections en Inde, bien que sa politique étrangère soit populaire, et le Vietnam est en proie à une profonde période de lutte pour le pouvoir et de purges politiques. Seule l’Indonésie semble très stable et unie à l’heure actuelle, après la victoire écrasante du nouveau président Prabowo.

4. L’accélération de la course aux armements dans l’Indo-Pacifique

Une course aux armements est de toute évidence engagée dans la région. Chaque pays augmente son budget militaire et son déploiement de missiles, et les bases militaires se multiplient. La rapide montée en puissance de l’armée chinoise (et de la garde côtière) en est la cause immédiate. Mais la course aux armements est plutôt un effet secondaire du piège structurel de Thucydide.

Les courses aux armements peuvent entrer dans des boucles d’auto-accélération et accroître le risque de guerre. Elles peuvent également être gérées par une diplomatie et un leadership forts. C’est essentiel.

USS Carl Vinson
Le contre-amiral américain Christopher Alexander (à gauche), commandant du Carrier Strike Group 9, arrive à bord du porte-avions USS Carl Vinson lors d’un exercice maritime de trois jours entre les États-Unis et le Japon, en mer des Philippines, le 31 janvier 2024. | Photo : Richard A. Brooks / FAP courtoisie de Getty Images

Pour un pays comme le Canada ou ses alliés, il est important de se rappeler que les courses aux armements ont souvent pour effet d’aggraver la situation de tous sur le plan de la sécurité. Bien entendu, le fait de prendre du retard accroît la vulnérabilité et n’est pas souhaitable. L’objectif essentiel est d’obtenir un avantage par rapport à ses adversaires grâce à des déploiements d’armes intelligents, de sorte à renforcer la dissuasion et non à déstabiliser la situation. La technologie est essentielle.

5. Des travaux plus urgents sont nécessaires sur la dissuasion à l’époque actuelle

À l’heure où une guerre mondiale serait infiniment plus destructrice que les précédentes et pourrait constituer un énorme recul pour l’humanité, la dissuasion doit être la priorité. Compte tenu de l’accélération de la course aux armements, des fausses perceptions, du manque de compréhension mutuelle, de la poursuite de stratégies axées sur les résultats et de la transformation technologique (IA), il est essentiel de travailler davantage sur une dissuasion efficace pour le 21siècle.

En s’inspirant de Thomas Schelling, le principal théoricien de la dissuasion, on peut dire que l’approche repose sur les capacités, la volonté et le fait de rassurer les adversaires. Il s’agit d’être crédible, mais aussi de contrôler soigneusement le discours et les messages afin d’inciter les opposants à adopter un comportement moins menaçant. Aujourd’hui, nous avons tendance à parler fort en ne portant qu’un petit bâton. Les acteurs clés, comme le Canada, doivent s’empresser d’inverser cette équation.

6. L’émergence d’une course à la sécurité économique

Depuis 2019, les principaux pays de la région de l’Indo-Pacifique se sont engagés dans un cycle accéléré de mesures de sécurité économique, c’est-à-dire de mesures étatiques (non marchandes) visant à protéger l’accès aux intrants essentiels à l’économie nationale, comme l’énergie, la nourriture, l’eau, les médicaments, le capital, la technologie et les composants essentiels, ainsi que les infrastructures critiques.

Dans un tel environnement, les pays qui prennent du retard voient leur situation se dégrader. Ottawa doit faire face à cette nouvelle réalité et au déclin rapide du régime de l’OMC (et même à sa mort potentielle si Donald Trump est élu).

Mais il y a un piège. Les mesures de sécurité économique prises par un groupe accélèrent les risques pour les autres. Les mesures de sécurité économique créent donc un dilemme de sécurité semblable à la dynamique d’une course aux armements. Il est difficile de prévoir et de contrôler l’accélération des mesures de représailles. Si elle n’est pas maîtrisée, cette dynamique peut devenir incontrôlable et entraîner un résultat perdant pour les parties concernées.

7. Le retour des alliances

Nous sommes revenus à une période d’accélération de la création d’alliances, du moins sous l’administration Biden (et l’administration Obama avant cela). Il s’agit d’un avantage clé pour les États-Unis et leurs alliés. Les récents développements (dans les relations entre le Japon et la Corée du Sud, les sommets trilatéraux États-Unis–Japon–Corée du Sud, le QUAD, l’AUKUS et les discussions sur l’élargissement de son deuxième pilier, et même les discussions du SQUAD impliquant les Philippines) génèrent une traction importante et peuvent avoir des avantages significatifs en matière de sécurité et de dissuasion si des mesures de réassurance adéquates et une diplomatie efficace les accompagnent. En revanche, les relations entre les États-Unis et leurs alliés (à l’exception du Japon), d’une part, et l’ANASE (à l’exception des Philippines), d’autre part, constituent un maillon faible. Nous notons également que la Malaisie et la Thaïlande (et bientôt peut-être l’Indonésie) demandent à rejoindre les BRICS.

L’intrusion récente de Poutine, avec sa multitude d’accords de sécurité et d’énergie avec la Corée du Nord et ses accords militaires et économiques avec le Vietnam (dans le cadre d’un partenariat stratégique), constitue un ensemble parallèle de changements dans les régions. Ces changements sont très perturbateurs et engendreront une série de contre-mesures de représailles. Fait intéressant, les actions de Poutine au Vietnam sont très problématiques pour les États-Unis et la Chine, ce qui pourrait ouvrir une petite fenêtre de dialogue tactique entre eux.

Principaux points chauds

No 1 : Les Philippines. C’est le point chaud du moment, et il n’y a pas de bonnes mesures de garantie ou de gardiens. Certains considèrent qu’il s’agit peut-être de l’exemple le plus proche d’un scénario de 1914 dans la région. Il est urgent que les hauts fonctionnaires des États-Unis et de la Chine se rencontrent, mais l’administration Biden est distraite.

No 2 : La Corée du Nord. La situation en matière de sécurité est très incertaine et le récent partenariat entre la Russie et la Corée du Nord, ainsi que les 50 armes nucléaires de Pyongyang, la rendent encore plus incertaine. Les plus grands experts de la Corée du Nord prévoient de l’instabilité, des essais et davantage de problèmes dans les mois et les années à venir. Au début de l’année, deux experts ont écrit que « nous ne savons pas quand ni comment Kim prévoit d’appuyer sur la gâchette, mais le danger va déjà bien au-delà des avertissements habituels de Washington, Séoul et Tokyo concernant les “provocations” de Pyongyang ».

N3 : Taïwan. Bien que la situation de Taïwan soit parfois comparée à celle de l’Ukraine, les deux situations sont très différentes. Dans le cas de Taïwan, l’escalade serait massive et instantanée avec très peu de préavis et de marge de manœuvre une fois la crise déclenchée. Les jeux de guerre ne donnent pas une image complète de ce que serait ce conflit pendant des mois, voire des années.

Dans une analyse récente, deux auteurs de l’U.S. Army War College affirment que « presque tous les moyens de dissuasion qui ont autrefois découragé Beijing de tenter une invasion de Taïwan se sont effondrés avec le temps ». Ils soulignent également que « la combinaison de contraintes imposées à la République populaire de Chine et d’incitations à agir avec retenue peut maintenir le statu quo malgré les crises inévitables qui affecteront les relations entre les deux rives du détroit dans les années à venir ». C’est pourquoi nous devons redoubler d’efforts en matière de dissuasion.

J’ai soutenu que de nombreux acteurs clés aux États-Unis et en Chine pourraient encore sous-estimer les risques et les coûts d’une guerre entre grandes puissances à propos de Taïwan. Elle serait massive et systémique et détruirait l’économie régionale et mondiale. Il s’agirait d’une escalade à nombreux échelons qui irait jusqu’à la menace nucléaire. (Pour plus d’information sur ce point, voir « Taiwan and the true sources of deterrence » [Taïwan et les vraies sources de la dissuasion].)

Yves Tiberghien

Yves Tiberghien est professeur de sciences politiques, directeur émérite de l'Institut de recherche asiatique et codirecteur du Centre de recherche japonaise à l'University of British Columbia à Vancouver, Canada. Il était professeur invité à l'École des sciences économiques et politiques de Taipei et est membre émérite de la Fondation Asie-Pacifique du Canada, président de Vision20 et chercheur principal du Global Summitry Project, Munk School, University of Toronto.

Power Struggles and Polarization Plunge South Korea into Crisis Foreign Minister Mélanie Joly’s Trip to China: Expert Reactions Remarkable Political Resiliency in Taiwan: Implications from the January 13 Election Read more >