L’équilibre des marées : La concurrence entre l’Inde et la Chine pour la domination de la région de l’océan Indien

Indian navy soldiers on deck of ship

Les perspectives stratégiques de l’Inde se sont longtemps concentrées sur les défis continentaux, en particulier ceux posés par le Pakistan et la Chine, reléguant les préoccupations maritimes au second plan. Toutefois, la région de l’océan Indien, que New Delhi considère traditionnellement comme faisant partie de sa sphère d’influence, devient une priorité stratégique beaucoup plus importante, en particulier à mesure que l’influence de la Chine s’accroît dans la région. 

La région de l’océan Indien est généralement considérée comme un territoire terrestre et océanique qui s’étend du détroit de Malacca à l’est au canal du Mozambique à l’ouest et comprend la mer d’Oman, le golfe du Bengale, le golfe d’Aden, le golfe Persique, la mer Rouge et 33 pays littoraux avec une population combinée d'environ 2,9 milliards d’habitants.

L’importance de cette région réside dans ses routes maritimes vitales qui permettent le commerce international via les océans et servent « d’autoroutes stratégiques ».  Ces routes – appelées lignes de communication maritimes ou SLOC (de l’anglais sea line of communications) – relient le Moyen-Orient, l’Asie du Sud-Est, l’Asie de l’Est, l’Europe et les Amériques et sont cruciales pour la sécurité économique mondiale. Les rivalités stratégiques dans la région tournent aujourd’hui autour du maintien d’une domination militaire et stratégique près des points d’étranglement cruciaux le long des SLOC, où les nations se bousculent pour sauvegarder ou empêcher la libre navigation des autres.

Pour l’Inde, la région de l’océan Indien est stratégiquement vitale car environ 80 % de son pétrole brut et 95 % de son commerce (en volume) sont transportés par les mers et les océans.  L’augmentation des investissements chinois dans les infrastructures, les ports et les installations militaires dans la région a renforcé le sentiment d’insécurité de New Delhi et rappelé le lien étroit entre les impératifs de sécurité traditionnels et les intérêts économiques liés aux routes commerciales maritimes.

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Design graphique : Chloe Fenemore

La Chine et la théorie du « collier de perles »

Pendant des années, les conflits frontaliers terrestres de l’Inde avec le Pakistan et la Chine ont constitué une sorte « d’obsession continentale » qui a rehaussé l’armée de terre et l’armée de l’air du pays et laissé ses capacités navales quelque peu négligées. Néanmoins, l’Inde a commencé à redéfinir ses priorités en matière de défense depuis une dizaine d’années, principalement en réponse à l’expansion de la présence et de l’influence de la Chine dans la région. Il s’agit notamment du réseau de bases navales et d’installations commerciales que la Chine a construit pour relier ses côtes continentales à Port-Soudan. Ce réseau, appelé « collier de perles » dans un rapport du ministère américain de la Défense datant de 2005, est perçu par l’Inde et d’autres pays comme ayant encerclé l’Inde dans le domaine maritime. 

Bien que Beijing ait vigoureusement rejeté les allégations d’encerclement – une tactique stratégique visant à isoler et à entourer un adversaire de tous les côtés – l’expansion de l’influence chinoise par le biais de son initiative maritime « La Ceinture et la Route » (BRI) a exhorté New Delhi et plusieurs capitales occidentales à prendre au sérieux la menace de « l’encerclement ». Par exemple, cinq des six voisins de l’Inde en Asie du Sud ont rejoint la BRI : le Bangladesh, les Maldives, le Népal, le Pakistan et le Sri Lanka.  Tous ces pays, à l’exception du Népal, sont des États de l’océan Indien. Beijing a également investi dans des projets d’infrastructure et a cherché à utiliser les ports du Bangladesh, des Maldives, du Myanmar, du Pakistan, et du Sri Lanka. Si l’utilisation de ces ports par la Chine peut se faire à des fins commerciales, la possibilité qu’ils soient utilisés militairement est une source d’inquiétude pour New Delhi.

Au-delà de l’Asie du Sud, la participation de Beijing à la construction du port de Kyaukpyu au Myanmar lui permettrait également de contester la domination jusqu’ici incontestée de la marine indienne dans le golfe du Bengale. New Delhi se méfie aussi d’une éventuelle militarisation du port de Gwadar au Pakistan et de l’établissement d’une base militaire chinoise en 2017 à Djibouti, dans la Corne de l’Afrique. 

Enfin, Beijing a intensifié son action diplomatique auprès des États de l’océan Indien et est la seule grande puissance à disposer d’une mission diplomatique dans chacune des six nations insulaires de la région : les Comores, Madagascar, les Maldives, Maurice, les Seychelles et le Sri Lanka.

Le Sri Lanka et les Maldives se rapprochent de l’orbite chinoise

Les derniers développements au Sri Lanka et aux Maldives mettent en évidence la concurrence d’influence entre l’Inde et la Chine. L’acquisition par Beijing en 2017 d’un bail de 99 ans du port de Hambantota au Sri Lanka après que le gouvernement sri-lankais a manqué à ses obligations de paiement de la dette envers Beijing est considérée par beaucoup en Inde et en Occident comme un exemple de la « diplomatie du piège de la dette » chinoise, une accusation que Beijing nie. 

New Delhi craint que les navires de « recherche » chinois amarrés à Hambantota ne soient déployés pour surveiller les capacités militaires de l’Inde. Par exemple, les navires chinois pourraient évaluer la portée et la précision des missiles indiens testés à proximité. En 2023, Colombo a imposé une interdiction d’un an sur les navires de recherche chinois et autres navires étrangers accostant à Hambantota, apparemment en réponse aux protestations de New Delhi. L’interdiction a toutefois été annulée en mars 2024 à la suite de pressions diplomatiques exercées par Beijing sur Colombo. Colombo affirme actuellement qu’elle n’autorise l’accostage de navires étrangers qu’à des fins de réapprovisionnement, et non de recherche, et qu’elle n’a autorisé aucun navire de « recherche » chinois à accoster.

Aux Maldives, après son élection en novembre 2023, le président Mohamed Muizzu a commencé à prendre ses distances avec l’Inde et à resserrer ses liens avec la Chine. Avant de devenir président, M. Muizzu a lancé une campagne avec comme slogan « India-Out » – l’Inde dehors –, exigeant le retrait complet des 89 troupes indiennes stationnées aux Maldives pour l’aide aux sinistrés et à d’autres fins (qui pourraient inclure la surveillance). Le 4 mars, le gouvernement des Maldives a « signé un accord sur la fourniture par la Chine d’une assistance militaire gratuite à la République des Maldives ». Aucun détail sur la nature de cette assistance n’a été rendu public.

La réponse de l’Inde à l’influence croissante de la Chine

Amélioration des doctrines maritimes et des capacités militaires

Dans sa première doctrine navale en 2004, l’Inde a mis l’accent sur la liberté de navigation et la sauvegarde des voies de communication et de commerce maritimes vitales. La stratégie a été mise à jour pour la dernière fois en 2015 et proposait une approche plus proactive consistant à « renforcer le réseau de sécurité dans les zones d’intérêt maritime de l’Inde ». Le concept de « fournisseur d’un réseau de sécurité » fait généralement référence au renforcement de sécurité collective en relevant des défis communs tels que la lutte contre la piraterie transnationale ou la coordination des efforts de secours en cas de catastrophe. Les stratégies navales de l’Inde ont évolué, passant de la priorité au « contrôle des mers » à l’accent mis sur le « déni des mers », comme le suggère son intention d’acquérir des sous-marins. Le contrôle des mers consiste à assurer la domination des territoires maritimes ; le déni des mers est une tactique visant à neutraliser les capacités de guerre d’un adversaire en l’empêchant d’accéder à des zones critiques. 

En outre, en 2015, l’Inde a adopté le concept géostratégique émergent d’« Indo-Pacifique », considérant l’océan Indien et le Pacifique occidental comme un seul théâtre stratégique. Poussant plus loin sa politique de « voisinage d’abord », le premier ministre Narenda Modi a inauguré en 2015 la doctrine « Sécurité et croissance pour tous dans la région » (SAGAR, de l’anglais Security and Growth for All in the Region), qui consolide l’idée de « l’Indo-Pacifique » dans la perspective stratégique de l’Inde et plaide pour que la région soit « libre, ouverte, inclusive, pacifique et prospère ». La doctrine SAGAR est un proche cousin des stratégies indo-pacifiques du Canada et des États-Unis.

L’Inde s’efforce également de réduire l’écart important entre ses capacités navales et celles de la Chine. New Delhi a renforcé son budget naval. La plus forte augmentation du budget global de la défense en 2023 a été consacrée à la modernisation des navires de guerre de la marine, à l’augmentation de sa flotte et à l’intégration de nouvelles technologies. En mars 2023, la marine a procédé à des essais de lancement de versions navales du missile de croisière supersonique BrahMohs. De plus, elle devrait bénéficier de l’achat de drones MQ-9B SeaGuardian aux États-Unis et construit des sous-marins et des porte-avions. L’INS Vikrant, son premier porte-avions autochtone, a été mis en service en 2022.

Néanmoins, la flotte maritime indienne ne compte que 132 navires de guerre, alors que la Chine en possède 370, un nombre qui devrait passer à 435 d’ici 2030.  Les nouveaux sous-marins nucléaires de type 096 de Beijing sont extrêmement difficiles à détecter, ce qui constitue un défi supplémentaire non seulement pour l’Inde, mais aussi pour les États-Unis et leurs alliés, qui surveillent de près les mouvements et les capacités navales de la Chine.
 

India’s bid to gain influence among Indian Ocean states 
 

En février 2024, le premier ministre Modi inaugurait une piste d’atterrissage, une jetée et six projets de développement, tous réalisés avec l’aide de New Delhi, sur l’île mauricienne d’Agalega, d’une importance stratégique, qui a subi des incursions de navires de guerre chinois. En avril 2024, le ministère indien des Affaires extérieures a approuvé la proposition d’India Ports Global, une entreprise publique indienne, de gérer les opérations du port de Sittwe au Myanmar, également construit avec l’aide de New Delhi. En outre, l’Inde a récemment inauguré une nouvelle base navale, l’INS Jatayu, sur l’île de Minicoy dans son territoire d’union stratégiquement important de Lakshadweep, au large de la côte du Kerala dans la mer des Laccadives, qui est désormais « l’installation militaire majeure la plus proche des Maldives ». 

India navy personnel on vessel
Des marins indiens marchent sur le pont de l’INS IMPHAL, le troisième destroyer furtif à missiles guidés du projet 15B, avant sa mise en service dans la marine indienne, à l’arsenal naval de Mumbai, le 22 décembre 2023. | Photo : Indranil Mhkherjee/FAP via Getty Images

Pour démontrer son amitié indéfectible avec le Sri Lanka, New Delhi lui a accordé une aide de plus de 4 G$ US lorsque le pays était plongé dans une crise économique en 2022. De plus, en 2023, le groupe indien Adani a fait partie d’un consortium travaillant à l’expansion du terminal à conteneurs en eau profonde West Container Terminal du port de Colombo, qui a été financé par un prêt de 550 M$ US de la Société financière internationale de développement des États-Unis (U.S. International Development Finance Corporation).

Toutefois, New Delhi doit encore relever des défis. Son ambition d’établir une base sur l’île de l’Assomption, aux Seychelles, motivée par le besoin de surveiller les SLOC vitaux et de contrer la base chinoise de Djibouti, s’est heurtée à un obstacle après un changement de gouvernement aux Seychelles en 2020. Le nouveau gouvernement a bloqué le projet en raison de préoccupations concernant la souveraineté de l’île et les éventuels impacts environnementaux. 

Néanmoins, en montrant son soutien à des pays comme le Sri Lanka et l’île Maurice, l’Inde peut regagner la confiance d’autres petits États côtiers qui pourraient avoir besoin d’aide pour protéger leurs eaux et promouvoir la croissance économique. De surcroît, si l’Inde veut rester une puissance capable de fournir un réseau de sécurité, elle doit renforcer sa présence dans la partie occidentale de l’océan Indien, où la Chine est géographiquement désavantagée en raison de sa position plus éloignée. Les efforts de New Delhi à Agalega et Minicoy sont importants dans ce contexte pour garantir son accès à l’ensemble de l’océan Indien occidental. 
 

Montée en puissance de l’Inde dans la gouvernance maritime aux côtés de nations « aux vues similaires »

L’Association des pays riverains de l’océan Indien (IORA – Indian Ocean Rim Association), qui compte 23 membres et a été créée en 1997 principalement pour promouvoir des objectifs économiques, est devenue une plateforme multilatérale essentielle pour la sécurité et la gouvernance maritimes dans la région de l’océan Indien. En tant que membre fondateur, et dans le cadre de sa stratégie de leadership régional, l’Inde a cherché à faire revivre cet organisme. La plateforme est également perçue comme un mécanisme permettant de contenir l’influence de Pékin, puisque ni la Chine ni son proche allié, le Pakistan, n’en sont membres à part entière. (La Chine et les États-Unis sont des partenaires de dialogue).

L’Inde participe également à des exercices navals dans l’océan Indien et à des efforts « mini-latéraux » avec des pays qui partagent ses objectifs stratégiques maritimes, tels que la dissuasion ou l’endiguement de ce qu’ils considèrent comme une attitude agressive de la part de la Chine et la garantie de la liberté de navigation. Parmi les exemples, citons le dialogue Inde-Japon-États-Unis, le dialogue trilatéral Australie-Inde-Indonésie et, surtout, le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD), qui réunit l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis.

Les exercices Malabar, auxquels participent l’Inde, l’Australie, le Japon et les États-Unis, les exercices maritimes Inde-Brésil-Afrique du Sud (IBSAMAR) et les exercices multinationaux biennaux de Milan sont d’autres exemples d’exercices navals visant des objectifs similaires. La participation du Canada à Milan 2024 pourrait servir de catalyseur à une coopération plus poussée entre le Canada et l’Inde sur d’autres théâtres stratégiques de l’Indo-Pacifique. 

En mars 2024, les médias ont révélé que des navires de guerre américains et britanniques traversant la région indo-pacifique accostaient au port indien de Chennai pour y être entretenus et réparés, ce qui témoigne du renforcement du partenariat stratégique maritime de l’Inde avec l’Occident. À la lumière de cette évolution, l’Inde semble avoir accepté son rôle de centre maritime pour l’entretien des navires déployés par ses partenaires dans la région indo-pacifique, dans le but de garantir leurs intérêts stratégiques communs.

Quelle est la prochaine étape pour l’Inde et la région de l’océan Indien ?

La réorientation stratégique de l’Inde vers le domaine maritime reflète un changement radical dans ses calculs géopolitiques, mais ses efforts pour devenir une puissance maritime de premier plan se heurtent à deux obstacles majeurs. 

Premièrement, l’intensification des efforts de l’Inde pour renforcer ses capacités maritimes comprend une vaste campagne de modernisation, avec des investissements importants dans la technologie et l’infrastructure navales. Cependant, il sera difficile de combler le fossé qui la sépare de la Chine, car la flotte et l’avance technologique de cette dernière sont formidables.

Deuxièmement, même si l’Inde cultive activement des partenariats stratégiques avec de petites nations insulaires de la région de l’océan Indien, les Maldives et le Sri Lanka constituent un rappel brutal du fait que son rôle de puissance hégémonique régionale s’est affaibli. Il sera essentiel de continuer à soutenir ces États littoraux pour instaurer la confiance et la coopération avec eux.

Le rôle de New Delhi dans la promotion de partenariats visant à protéger la région de l’océan Indien peut être mutuellement bénéfique pour les États de la région et les acteurs extrarégionaux tels que le Canada et les États-Unis, afin de garantir un « Indo-Pacifique libre et ouvert ». Bien que ces partenariats en évolution soient souvent qualifiés d’initiatives « stratégiques », il existe également une convergence d’intérêts et de valeurs entre les États concernés, y compris l’Inde et le Canada, pour promouvoir la prospérité économique, la liberté de navigation dans les mers et un ordre international fondé sur des règles.

Suyesha Dutta

Suyesha Dutta est chercheuse-boursière au sein de l'équipe Asie du Sud de la Fondation Asie Pacifique. Elle a obtenu une maîtrise en Études modernes de l'Asie du Sud à l'Université d'Oxford et une licence à l'Université de Colombie britannique, avec une double spécialisation en Histoire et en Études européennes modernes. Ses recherches portent sur la violence étatique et la mobilisation politique dans l'Inde postcoloniale.

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Suvolaxmi Dutta Choudhury

Suvolaxmi Dutta Choudhury est gestionnaire de programme pour l’Asie du Sud au sein de la FAP Canada. Elle est titulaire d’une maîtrise en politique internationale de la Jawaharlal Nehru University (Inde). Ses recherches portent sur les droits de citoyenneté, la migration, le nationalisme, les conflits ethniques et la gouvernance démocratique en Inde.

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