Voyage en Chine de la ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly : les réactions des experts

Foreign Minister Melanie Joly

Lynette H. Ong : Pas encore tirés d’affaire


Le voyage à Beijing de la ministre canadienne des Affaires étrangères Mélanie Joly, du 18 au 20 juillet 2024, était la première visite officielle par un ministre des Affaires étrangères canadien depuis l’arrestation de la PDG de Huawei et des « deux Michael » en 2018, événements ayant jeté un grand froid sur les relations bilatérales.

Bien que cette visite n’entraîne d’aucune façon des relations plus chaleureuses, elle est tout de même porteuse de plusieurs retombées importantes. Lors des années où les deux Michael étaient détenus par les autorités chinoises et où nos exportations principales vers la Chine étaient brimées par des barrières non tarifaires, le gouvernement canadien a plusieurs fois tenté d’envoyer une délégation à Beijing pour négocier, en vain.

Pourquoi donc une visite de la ministre canadienne des Affaires étrangères maintenant? Nous ne le saurons jamais avec certitude. Mais Beijing est plus isolée aujourd’hui et l’économie chinoise se porte moins bien qu’il y a quelques années. Des sondages récents de Pew ont révélé des cotes très défavorables à l’égard de la Chine, tendance constante dans tous les pays démocratiques. Les États-Unis ont imposé plusieurs restrictions afin de limiter la croissance des industries chinoises de haute technologie, ainsi que des droits de douane de 100 % sur les exportations chinoises de véhicules électriques (VE), l’un des rares points positifs de l’économie chinoise. L’Union européenne songe également à imposer des droits de douane similaires sur les exportations fortement subventionnées de VE chinois, et le Canada a récemment exprimé son intention de suivre les traces des États-Unis et de l’Union européenne.

Nous avons également observé une amélioration des relations entre la Chine et l’Australie au cours de la dernière année. L’Australie avait été punie pour une critique d’un ancien premier ministre quant à la gestion par Beijing de la pandémie de COVID-19, entraînant l’imposition par la Chine de barrières non tarifaires sur les exportations australiennes ainsi que l’arrestation de plusieurs Australiens – une situation étrangement familière s’étant produite entre la Chine et de plus petits pays lorsque cette dernière n’aimait pas leurs comportements.

Nous pourrions supposer que Beijing a bien plus besoin d’Ottawa maintenant qu’il y a quelques années. L’économie chinoise souffre d’une crise immobilière, et les industries connexes représentent environ un tiers de son PIB. La croissance du PIB de la Chine de 4,7 % au cours du deuxième trimestre est inférieure aux prévisions. L’essor rapide des secteurs de haute technologie n’a pas su combler le fossé béant creusé par le secteur immobilier. La Chine doit maintenir ses relations commerciales avec le Canada et le Canada doit également maintenir ses solides relations commerciales avec la Chine, son deuxième plus gros partenaire commercial.

Cependant, Ottawa a d’autres préoccupations importantes concernant Beijing. La Commission sur l’ingérence étrangère a découvert des preuves de l’ingérence de Beijing lors des élections fédérales du Canada en 2021. Même si les répercussions réelles de cette ingérence sont discutables, une ingérence électorale constitue une transgression directe de nos principes démocratiques et ne peut en aucun cas être tolérée. Le Canada entretient également des liens solides avec Taiwan, une démocratie revendiquée par la Chine comme faisant partie de son territoire; cette dernière n’ayant pas écarté la possibilité de recourir à la force pour la reprendre. Sous le règne du président chinois Xi Jinping, la Chine s’est montrée de plus en plus autoritaire – tant à l’interne qu’à l’externe – avec un contrôle social plus strict imposé aux citoyens chinois ainsi qu’une position plus stricte adoptée à l’égard des pays étrangers.

Cependant, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi s’est montré conciliant dans sa déclaration officielle après avoir rencontré Mme Joly : « Les relations de la Chine avec le Canada ont subi des défis et de la tourmente au cours des dernières années, ce à quoi la Chine ne souhaite pas assister, et ce à quoi le Canada devrait réfléchir. Il n’y a pas de conflit d’intérêts fondamental entre les deux pays, et les citoyens des deux pays ont toujours entretenu des relations amicales. » Il a également parlé de « mettre les divergences de côté pour chercher un terrain d’entente » dans la gestion des questions bilatérales et de « renforcer une coopération égale et mutuellement bénéfique. » Wang a également exhorté le Canada à faciliter les échanges entre les peuples et à renforcer les échanges culturels afin d’améliorer l’opinion publique dans les deux pays.

Nous nous trouvons aujourd’hui à un tournant historique, où les deux pays ressentent le besoin de renouer l’un avec l’autre, mais d’une manière graduelle et prudente. Mme Joly suggère un « engagement pragmatique » avec Beijing. En 2025, les deux parties célébreront le 20e anniversaire de leur partenariat stratégique. Nous devrions observer les responsables des deux côtés se servir de cette occasion pour renforcer les liens bilatéraux.

Nous ne sommes pas encore tirés d’affaire, mais on semble enfin apercevoir la lumière au bout du tunnel.

Yves Tiberghien : Le Japon et la Corée du Sud : des étapes également importantes


Décidément, la ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly a bien fait de visiter les deux principaux alliés du Canada en Asie du Nord-Est, le Japon et la Corée du Sud, en plus de sa visite diplomatique en Chine. Ces deux pays sont depuis longtemps au cœur de la diplomatie de Mme Joly et de la Stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique. 

Le programme accorde une importance particulière à la Corée du Sud, qui occupe la première place dans l’itinéraire de Mme Joly. Si le Japon est la troisième étape, c’est peut-être principalement en raison de l’emploi du temps très chargé de la ministre japonaise des Affaires étrangères, Kamikawa Yoko, qui se rend en Italie, en Serbie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo du 15 au 21 juillet.

La visite de Mme Joly en Corée semble avoir été particulièrement fructueuse: les deux parties se sont engagées à faire avancer le Partenariat stratégique global convenu en mai 2023. Ce plan d’action conjoint englobe la coopération en matière de sécurité, notamment économique, de technologies vertes et de climat, d’échanges culturels et de gestion des pandémies. 

Toutefois, aucun nouvel engagement ou initiative concrète n’a été annoncé après cette récente visite, à l’exception du lancement d’une Année Canada-Corée en 2024-25 et de l’intention du Canada de devenir membre de l’International Vaccine Institute, dont le siège est à Séoul. Les discussions ont porté sur la dernière visite du président russe Vladimir Poutine en Corée du Nord et sur la situation en matière de sécurité dans la péninsule coréenne. Il serait opportun que le Canada et la Corée du Sud mettent en place une initiative conjointe de sécurité, par exemple pour surveiller la situation nucléaire ou pour accroître la coopération pratique dans d’autres domaines. 

Compte tenu de la grande importance que la Corée du Sud accorde à la sécurité économique et de l’engagement pris par le Canada dans sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique de coopérer avec la Corée du Sud dans ce domaine, on pourrait s’attendre à un plan d’action spécifique en matière de sécurité économique. En effet, la Corée du Sud est l’un des pays les plus avancés en ce qui concerne les cadres conceptuels de la sécurité économique.

En outre, il serait sage et urgent que le Canada donne suite à cette visite très médiatisée en invitant la Corée du Sud à participer au G7, que le Canada accueillera en juin 2025. Une telle invitation n’a pas été incluse dans le rapport de visite. 

La visite de Mme Joly au Japon, après son voyage en Chine, a également constitué une étape cruciale. Le Japon est le partenaire le plus ancien et le plus essentiel du Canada dans la région sur le plan de la sécurité, de la diplomatie et du commerce. Le dîner d'affaires de 50 minutes avec la ministre Kamikawa a permis d’aborder plusieurs sujets relevant du plan d’action conjoint Canada-Japon. Les deux ministres ont discuté de la prochaine réunion du G7, des questions de sécurité dans la région indo-pacifique, de la Corée du Nord, de la mer de Chine méridionale et, sans aucun doute, de la toute récente visite de Mme Joly en Chine. Elles ont également abordé la question de la coopération dans le cadre d’une chaîne d’approvisionnement commune et sécurisée pour les véhicules électriques (le Japon étant intéressé par des investissements dans des projets canadiens liés à l’hydrogène et au lithium, entre autres). Le Japon a remercié le ministère canadien des Pêches et des Océans d’avoir envoyé un navire de pointe pour des exercices conjoints et la surveillance de la pêche illégale, non enregistrée et non réglementée. Les deux parties se sont également engagées à « coopérer dans le programme Femmes, paix et sécurité (FPS) ainsi que dans l’Arctique ».

Il est important de renforcer les engagements et la coopération avec nos alliés essentiels dans la région. Face aux risques accrus qui pèsent actuellement sur la mer de Chine méridionale, la péninsule coréenne et le détroit de Taïwan, on pourrait penser que les relations entre le Canada et le Japon ne sont pas à la hauteur. Mais il reste encore beaucoup à faire sur plusieurs fronts. Il pourrait être utile de disposer d’un ou deux projets phares ou ‘nouveautés’ susceptibles d’attirer l’attention du public et de renforcer l'élan. Par exemple, dans le contexte d’une possible érosion ou d’un abandon de l’Organisation mondiale du commerce et de l’OTAN par une éventuelle administration Trump 2.0, ne pourrions-nous pas nous attendre à ce que le Canada et le Japon aient beaucoup à dire et à planifier ?

 

Jia Wang : Vers une nouvelle stratégie d’engagement


La récente rencontre de la ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly avec son homologue chinois, à Beijing, a marqué le premier échange de ce genre en sept ans. Les deux gouvernements ont manifesté une ouverture à renouer et à rétablir la relation endommagée, laquelle est souvent décrite comme étant dans un creux historique. Si la discussion a porté sur de nombreux sujets, qu’il s’agisse de commerce, de conflits internationaux ou d’ingérence politique, les attentes en matière de résultats concrets ont été délibérément gardées modestes. La rencontre a néanmoins suscité l’espoir d’un retour à une « diplomatie pragmatique » et d’une stabilisation des relations bilatérales.

Les alliés et partenaires du Canada du G7 ont tous maintenu un niveau élevé d’engagement avec Beijing, y compris des visites d’État et des rencontres en personne, malgré de récents défis et des perceptions négatives du public à l’égard de la Chine. Les dirigeants mondiaux reconnaissent que la Chine ne peut pas simplement disparaître, et sa puissance économique ainsi que son influence internationale continueront de s’étendre malgré des pressions croissantes.

Minister Melanie Joly
La ministre canadienne des Affaires étrangères Mélanie Joly photographiée le 10 janvier 2023. | Photo : Jim Watson/FAP via Getty Images 

Par exemple, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a effectué deux voyages en Chine en moins d’un an pour rencontrer le ministre Wang et le président Xi Jinping, et le premier ministre australien Anthony Albanese ainsi que le premier ministre chinois Li Qiang ont fait des visites d’état mutuelles à seulement huit mois d’écart. Jusqu’à la semaine dernière, le Canada demeurait un pays précurseur en matière d’engagement. L’absence d’un dialogue régulier aux échelons supérieurs a sérieusement entravé la capacité du Canada à gérer les irritants bilatéraux et la collaboration sur des intérêts mutuels tels que le climat, l’environnement et la lutte contre les drogues illicites. La visite de Mme Joly a ouvert la porte à un ajustement de la précédente stratégie d’engagement du Canada, étant donné que le manque d’engagement avant cette visite n’a pas influencé le comportement de la Chine ni fait progresser les intérêts du Canada. Pour sa part, Beijing semble vouloir tempérer sa rhétorique de « loup combattant » et accroître ses efforts de promotion dans l’espoir de créer un « environnement externe favorable » pour soutenir sa relance économique.

Mme Joly et M. Wang ont souligné les liens solides de longue date entre les personnes et se sont entendus pour renforcer ces liens. Les liens entre personnes et entre entreprises, qui constituent le fondement des relations Canada–Chine, se sont considérablement érodés après la détention des « deux Michael » à Beijing et après les allégations d’ingérence de la Chine dans les élections canadiennes. Le rétablissement de relations diplomatiques fonctionnelles pourrait contribuer à assurer aux citoyens des deux pays que les relations bilatérales sont plus fortes que les difficultés politiques des cinq dernières années.

Selon une récente enquête du China Institute, le public chinois est désireux d’élargir ses liens économiques avec le Canada et de collaborer aux objectifs mondiaux en matière de paix, de développement, de climat et d’environnement. Même si ce sentiment n’est peut-être pas réciproque au Canada, Ottawa et Beijing pourraient adopter une vision à long terme et tenir compte des solides liens entretenus par des générations de Canadiens et de Chinois.

Étant donné l’ampleur et la profondeur de ces liens, les deux pays devraient adopter une approche réfléchie et reprendre des échanges généraux réguliers. Le voyage de Mme Joly marque une étape importante dans cette direction.

Lynette H. Ong

Lynette H. Ong est professeure de sciences politiques à la Munk School of Global Affairs and Public Policy de la University of Toronto, chercheuse principale au Center for China Analysis de l’Asia Society, est attaché supérieur de recherches (non-résidents) à FAP Canada. Elle est spécialiste de la Chine et de l’Asie du Sud-Est (Singapour et Malaisie). 

Elle est l’auteure de trois ouvrages : Outsourcing Repression: Everyday State Power in Contemporary China (en français « Externaliser la répression : Le pouvoir d’État au quotidien dans la Chine contemporaine »), qui a reçu de nombreuses distinctions de la part de diverses associations disciplinaires ; The Street and the Ballot Box: Interactions Between Social Movements and Electoral Politics in Authoritarian Contexts (en français « La rue et le bulletin de vote : Interactions entre les mouvements sociaux et la politique électorale dans des contextes autoritaires ») ; et, Prosper or Perish: Credit and Fiscal Systems in Rural China (en français « Prospérer ou périr : Les systèmes de crédit et les systèmes fiscaux dans la Chine rurale. »).

Yves Tiberghien

Yves Tiberghien est professeur de sciences politiques, directeur émérite de l'Institut de recherche asiatique et codirecteur du Centre de recherche japonaise à l'University of British Columbia à Vancouver, Canada. Il était professeur invité à l'École des sciences économiques et politiques de Taipei et est membre émérite de la Fondation Asie-Pacifique du Canada, président de Vision20 et chercheur principal du Global Summitry Project, Munk School, University of Toronto.

Power Struggles and Polarization Plunge South Korea into Crisis Geopolitics is Accelerating in the Indo-Pacific: Seven Key Trends and Three Hot Spots Remarkable Political Resiliency in Taiwan: Implications from the January 13 Election Read more >

Jia Wang

Jia Wang est chercheur principal et conseiller principal, et a été directeur par intérim (janvier 2021 – août 2023) du China Institute de l'Université de l'Alberta, où elle gère la recherche, les programmes et les relations gouvernementales et avec les médias depuis 2011. Elle est attaché supérieur de recherches (non-résidents) à FAP Canada.

Jia a plus plus de 17 années d'expérience en gestion directe axée sur les dimensions économiques et politiques de la Chine contemporaine et des relations Canada-Chine à divers titres.