Le Canada après Trump: Pourquoi l’Indo-Pacifique ne doit pas être relégué au second plan

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Le second mandat de Trump sonne comme un appel à l’action urgent. Le Canada ne peut plus compter sur la stabilité ou la bienveillance des États-Unis. Renforcer les liens en Indo-Pacifique reste essentiel, mais sans stratégie claire, engagement profond et présence visible, le pays risque de devenir un acteur secondaire dans la région.

 

Le Canada, comme bien d’autres, avait anticipé un deuxième mandat trumpien marqué par la volatilité transactionnelle. Bien que préparé à ce retour, le choc des premiers mois de la présidence américaine s’est révélé profondément perturbateur. Aux États-Unis, Trump a cultivé le chaos tout en surmontant les contraintes institutionnelles. Sur le plan international, il a lancé une série de mesures bouleversant l’ordre économique et politique mondial en place depuis 70 ans. 

Le Canada, allié de longue date des États-Unis, figure parmi les premières cibles de Trump. Après un court répit, ce dernier a partiellement mis en œuvre une promesse électorale : l’imposition de tarifs douaniers de 25 % sur tous les produits canadiens. Justin Trudeau  y voit une manœuvre pour provoquer un « effondrement total de l’économie canadienne », facilitant une éventuelle « annexion » par les États-Unis.  Si certains tarifs ont été suspendus ou atténués, leur menace persistante a ébranlé la confiance dans la viabilité à long terme d’une économie transfrontalière profondément intégrée.  En un mot : le mal est fait. 

Pour le Canada, cette attaque marque l'aboutissement d'un long réveil sur la nouvelle réalité. Pendant des générations, le Canada s'est considéré comme béni par sa géographie, éloigné des menaces par de vastes océans sur trois côtés, et partageant sa frontière sud avec une superpuissance alliée. Ce sentiment de sécurité s'est progressivement érodé ces dernières années à mesure que de nouvelles menaces  sont apparues, et le retour de Trump en précipite la conclusion. 

À court terme, le Canada a peu d'options hormis d'équilibrer concessions et ripostes dans ses efforts pour gagner du temps et éviter une calamité économique. À long terme, la réponse devrait reconnaître qu'il s'agit d'un tournant historique appelant à mettre en œuvre des changements fondamentaux pour réduire la dépendance excessive du Canada envers les États-Unis en matière de prospérité et de sécurité. 

Bien avant le second mandat de Trump, l'importance de la diversification devenait évidente. La Stratégie du Canada pour l'Indo-Pacifique (IPS) vise à faciliter cette diversification en renforçant les liens avec une région abritant les deux tiers de la population mondiale et stimulant une grande partie de la croissance mondiale. Malgré les tensions existantes avec la Chine et l'Inde, le Canada a enregistré des progrès tangibles depuis le lancement de sa stratégie, particulièrement en Asie du Sud-Est.

L'Amérique de Trump ajoute de l'urgence à l'accélération du progrès, mais ses perturbations des relations internationales, des normes et des institutions créent également de nouvelles complications pour le Canada, y compris en Asie. En bref, le Canada vit un moment de prise de conscience par rapport à ces réalités mondiales changeantes. Plusieurs dynamiques clés demandent plus d'attention. 

Le défi de la bande passante est bien connu, bien qu'il reste essentiel. Avec sa population de 40 millions, le Canada n'est pas un pays très peuplé. Le pays dispose d'un service des affaires étrangères de dimension modeste, déjà surchargé, et son secteur privé demeure profondément lié aux États-Unis, limitant ainsi sa capacité d'expansion. La menace existentielle que pose l'Amérique de Trump accapare naturellement toute l'attention du Canada, réduisant sa capacité à cultiver des partenariats naissants en Asie. 

Les implications pratiques du défi de bande passante ne peuvent être mieux illustrées. Par exemple, les onze pays constituant l'Asie du Sud-Est sont considérablement diversifiés, nécessitant une compréhension nuancée des opportunités et enjeux distinguant cette région si le Canada veut saisir pleinement leur potentiel comme partenaires stratégiques et économiques. La réussite au sein de la région dépend aussi de liens personnels durables, ce qui requiert une présence canadienne constante. Reconnaître tout cela est assez simple, mais s'y appliquer est bien plus difficile. Le Canada manque simplement la capacité d'être considérablement présent partout. La conclusion inévitable serait que pour le succès des ambitions du Canada en Indo-Pacifique, la région doit être considérée comme une grande priorité. 

Au-delà de l'attention, les ressources du Canada font également face à des pressions croissantes. Plus particulièrement, le retrait potentiel de la protection sécuritaire des États-Unis crée un besoin urgent d'investissements plus importants dans la défense. La motivation pour atteindre la cible de 2% des dépenses de défense imposée par l'OTAN s'ajoute aussi à ces difficultés. Compte tenu des nombreux investissements requis, les fonds seront sans doute réorientés d'autres secteurs, notamment des efforts diplomatiques, pour remplir ces conditions. Une récession économique considérable amplifierait davantage cet enjeu. 

Le positionnement du Canada en Asie présente un défi pertinent et complexe. Trump exige qu'on lui soit fidèle, non seulement envers sa personne mais aussi envers sa vision du monde et ses priorités, mettant la pression sur ses alliés pour qu'ils s'alignent avec les États-Unis sur les questions clés. Ceci n'est pas entièrement nouveau : certaines parties de la SIP reflètent déjà la grande influence des États-Unis. Mais à mesure que Trump refaçonne le rôle mondial de l'Amérique, les coûts et conséquences de l'alignement réel ou imaginé avec les États-Unis changent aussi. 

Concernant la Chine, s'aligner sur la position américaine pourrait plaire à certains partenaires asiatiques, plus précisément le Japon et Taïwan, qui considèrent la Chine principalement comme un adversaire. Mais ce n'est pas le point de vue universellement partagé dans l'Indo-Pacifique. Pour plusieurs États, la Chine présente à la fois des enjeux et des opportunités irremplaçables. Alors qu'ils ne souhaitent pas être dominés par la Chine, ils ne la perçoivent pas comme un adversaire inconditionnel qui devrait être contenu et isolé. À l'exception des Philippines, c'est certainement le cas à travers l'Asie du  Sud-Est

Il est judicieux de rappeler que les États-Unis n'étaient pas toujours appréciés en Asie, autant qu'ils étaient respectés et accueillis pour le rôle critique joué dans le soutien du développement et les garanties sécuritaires. Désormais, il existe une réelle possibilité que les États-Unis ne jouent plus ces roles. De plus, comme l'administration Trump continue à démontrer du dédain pour ce qui a trait à l'étranger, des parties de l'Asie répondraient avec une croissante hésitation, sinon de l'animosité envers les États-Unis.  

Ce qui complique les liens davantage. Pour le Canada en particulier, les États-Unis seraient trop grands pour être ignorés et trop importants pour être facilement remplacés à travers des partenariats alternatifs. Ce qui limite les options du Canada pour maintenir une relation constructive avec son voisin du sud, le poussant à faire des concessions quand il est nécessaire. Simultanément, le prix à payer pour être l'aide-de-camp aux États-Unis n'a jamais été aussi coûteux et il risquerait d'empirer si Trump continue à prendre des mesures plus perturbatrices. Même les termes qui étaient assez neutres associés aux États-Unis, tels que « pays partageant les mêmes valeurs » seraient reçus avec du scepticisme auprès des partenaires transpacifiques. En tout cas, et au-delà des optiques, l'approche transactionnelle et extorsionniste aux politiques étrangères réduit l'alignement substantif entre les objectifs canadiens et américains. 

Le Canada aura besoin de naviguer cette entrave difficile, renforçant son identité autonome et identifiant des priorités claires, tout en évitant d'entreprendre des mesures qui pourraient détériorer les relations avec les États-Unis. Heureusement, l'incertitude mondiale a généré un immense intérêt envers le Canada. Cela s'explique en partie de l'espoir que le point de vue du Canada se trouvant aux premières lignes pourrait aider à trouver un sens à la volatilité américaine. Pour le meilleur et pour le pire, la proximité ne fournit que peu d'aide pour transformer ce chaos en clarté, cependant, même si le Canada fait office d'interprète des États-Unis pour le monde, ces points de vue et expériences le rendent un partenaire de discussion inestimable comme les pays asiatiques cherchent à comprendre le changement mondial et à recalibrer leurs directions stratégiques. Cela signifierait que le Canada aura régulièrement une place à la table, que le Canada occuperait dans la mesure du possible. 

Le moment de transition remet en question un nombre de considérations pratiques, premièrement la visibilité.  Le Canada possède une image généralement bien appréciée en Asie : portant peu de charges habituellement portées sur les pays occidentaux, et il existe une mémoire collective sur les contributions passées du Canada, particulièrement en développement et médiation de conflits en Asie du Sud-Est. Cependant, le Canada a aussi cultivé une réputation d'un pays ami de circonstance qui disparaît dans les moments où ses politiques internes connaissent un changement. Il va sans dire, l'accès aux opportunités dans l'ensemble de l'Indo-Pacifique requiert de maintenir sa présence en temps de transition chez soi et ailleurs.  Mais le Canada devrait aussi réexaminer ses efforts présents. Durant une récente visite aux Philippines, j'ai été surpris de constater que de nombreux Philippins reconnaissaient Telus, un employeur important à Manille, bien qu'ils pensaient qu'il s'agissait d'une entreprise américaine, en raison des lettres U et S (Tel-US). 

Cette anecdote soulève une question clé : une grande partie des efforts canadiens en Asie ne sont pas facilement reconnus comme appartenant au Canada, un enjeu auquel s'ajoute sa préférence historique pour le travail à travers les plateformes multilatérales et institutions mondiales, où les origines nationales sont peu significatives. Alors que l'image de l'équipe nord-américaine se détériore, le moment est venu de mettre sciemment en avant l'équipe Canada. Bien que le secteur privé opère de manière indépendante, il pourrait être encouragé à s'engager dans quelques services nationaux de base, dans le cadre d'efforts coordonnés avec les conseils d'affaires et les chambres de commerce, en hissant visiblement le drapeau canadien. 

La deuxième question concerne la manière dont le Canada présente son image, particulièrement autour de quelles valeurs.  On plaisante parfois en disant que les assurances américaines ont permis au Canada d'agir comme une ONG plutôt qu'en sa qualité classique d'État dans ses engagements étrangers. En effet, le Canada est connu pour son approche de politique étrangère centrée sur les valeurs, payant des dividendes, mais a aussi nourri cette réputation du Canada comme étant parfois difficile et déconnecté des réalités locales. Le Canada ne devrait pas abandonner ses valeurs en quête de partenariats robustes, particulièrement alors que plusieurs pays s'engagent dans une course vers le bas.  Cependant, sans les garanties de sécurité et d'accès aux marchés des États-Unis auparavant considérées comme acquises, le Canada fait face à une nouvelle réalité exigeant un recalibrage pragmatique de la façon dont le pays pourrait équilibrer valeurs et besoins stratégiques. 

Nous traversons un moment de transition qui met fin à des suppositions de longue date sous-jacentes à la politique étrangère du Canada. Des décisions difficiles sont à prendre. Comme ces changements deviennent de plus en plus imminents, il convient de mettre en avant un fait fondamental, articulé dans la Stratégie pour l’Indo-Pacifique : « L’Indo-Pacifique est rapidement en train de devenir le centre mondial du dynamisme économique et des défis stratégiques. » En tant que nation pacifique, le Canada est bien positionné pour jouer un rôle plus conséquent dans cette transformation, et un momentum se forme déjà pour que cela se produise. 

En fin de compte, les périodes de transition nécessitent plus qu’une simple modification des pratiques. Si l’Asie finit par occuper une place centrale dans la diversification et l’engagement mondial du Canada, celui-ci devra élaborer un récit revisité, qui ne se limite pas à une collection de nouvelles initiatives. Il lui faudra une histoire cohérente qui définisse clairement ce qu’est le Canada, quelle place l’Asie occupe dans sa vision du monde et ce que signifient ses intérêts fondamentaux à travers l’Indo-Pacifique en des termes pragmatiques. Une réorientation pragmatique de cette sorte est une tâche ardue. Cependant, peu de choses peuvent mobiliser autant d’attention et provoquer des transformations de perspectives qu’une crise. 

 

Édité par Erin Williams, gestionnaire de programme principale, Vina Nadjibulla, vice-présidente de la recherche et de la stratégie, et Ted Fraser, éditeur principal à FAP Canada.

Kai Ostwald

Kai Ostwald est directeur de l’Institut d’études asiatiques à l’Université de la Colombie-Britannique. Il est également professeur agrégé à l'École des politiques publiques et des affaires mondiales et au département de sciences politiques. Ses recherches portent essentiellement sur la politique et le développement en Asie du Sud-Est et ont été publiées dans des revues spécialisées et des revues d’études régionales de premier plan. Kai a également participé à des travaux sur la politique et le développement pour une série d’organisations, dont la Banque mondiale et le Centre de recherches pour le développement international. Il est également chercheur à l’ISEAS à Singapour et au Penang Institute en Malaisie. Il était auparavant vice-président du Conseil canadien des études d’Asie du Sud-Est.

Strategic Reflections: APF Canada Analysis of Canada’s Indo-Pacific Strategy One Year After Implementation