Un plan pour l’avenir : les « deux sessions » de la Chine et la poursuite du leadership dans le domaine de la haute technologie

China's President Xi Jinping (L) and China's Premier Li Qiang

L’un des points saillants annoncés après la réunion des deux sessions de la Chine, en mars, a été l’engagement renouvelé du gouvernement central de dominer le marché mondial et de devenir autosuffisant dans les secteurs clés de la haute technologie.

Lorsqu’il a présenté son rapport de travail annuel, le premier ministre chinois Li Qiang a souligné, en parlant de ses priorités, que les « nouvelles forces de production » seraient le moteur de la prochaine phase de croissance économique du pays.

En bref, ce concept sous-entend un programme de modernisation industrielle mené par l’État, à l’échelle nationale. Bien que la mise en œuvre de ces politiques se heurte à des difficultés tant à l’intérieur du pays que sur l’échiquier international, elles ont tout de même des précédents notables, comme la campagne « Fabriqué en Chine 2025 », qui a permis à l’industrie chinoise des véhicules électriques de s’imposer sur le marché mondial, propulsant du coup le pays dans l’indice mondial de l’innovation.

Les gouvernements et les entreprises du Canada devraient donc être très attentifs à la manière dont le programme chinois pour les « nouvelles forces de production » sera mis en œuvre, notamment aux problèmes de surcapacité et de dumping que cela pourrait générer, ainsi qu’aux mesures que les autres gouvernements pourraient prendre pour réagir à la situation.

Que signifie l’expression « nouvelles forces de production » ?

Ce concept englobe trois volets politiques généraux : mettre à niveau les chaînes d’approvisionnement industrielles de la Chine, encourager les industries émergentes et futures, et stimuler l’innovation dans son économie numérique. Plus précisément, ces politiques aideront la Chine à consolider ses avantages dans le domaine de la fabrication des véhicules électriques et de panneaux solaires; elles contribueront à accélérer les progrès dans d’autres secteurs d’avant-garde tels que l’énergie d’hydrogène, les nouveaux matériaux (c’est-à-dire les matériaux de production récemment développés, tels que les matériaux composites avancés qui ont des propriétés améliorées et des performances supérieures), la biofabrication, les sciences de la vie, l’aviation commerciale et la technologie quantique.

China's President Xi Jinping (L) and China's Premier Li Qiang
Le président chinois Xi Jinping (à gauche) et le premier ministre chinois Li Qiang arrivent à la session de clôture du 14e Congrès national populaire au palais de l’Assemblée du peuple à Beijing, le 11 mars 2024. | Photo Greg Baker/FAP via Getty Images

Le concept vise à soutenir la transition pour que l’économie chinoise s’éloigne des modèles de croissance passés, qui misaient sur une forte croissance et reposaient sur des secteurs comme l’immobilier et les exportations exigeantes en capital et en main-d’œuvre. Le nouveau modèle est celui d’une croissance économique plus lente, mais aussi plus durable; son objectif est que la Chine garde une mesure d’avance dans les secteurs de haute technologie et de grande valeur, tels que la fabrication intelligente, les semi-conducteurs de pointe, les communications de la prochaine génération et l’intelligence artificielle (IA).

Quelles sont les implications de cette nouvelle politique industrielle pour le secteur privé chinois ?

Beijing a récemment indiqué vouloir rassurer son secteur privé, ce qui suggère que les entreprises privées pourraient avoir le même accès aux ressources de l’État que les sociétés à capitaux publics. Le gouvernement central souhaite que les entreprises privées jouent un rôle de premier plan dans l’innovation.

Pour illustrer le point de vue du secteur privé chinois, le fondateur de Xiaomi, Lei Jun, s’est inquiété du manque d’accès aux ressources financières et humaines dans l’industrie de la fabrication intelligente. Il a également plaidé pour une meilleure intégration des technologies de pointe et des modèles industriels à grande échelle dans le secteur manufacturier du pays, ainsi que pour l’attribution d’un rôle plus important à des entreprises de premier plan comme la sienne pour s’attaquer aux « goulets d’étranglement » technologiques, tels que la conception et la fabrication de puces haut de gamme.

L’atteinte d’une autonomie nationale en matière de technologies de pointe et le soutien aux innovations locales, des thèmes centraux qui sous-tendent les ambitions technologiques du pays, ont été évoqués dans les appels faits par plusieurs délégués lors des deux sessions pour la fabrication de puces locales et la formation de grands modèles de langage, des mesures qui permettraient au pays de mieux se positionner sur le marché mondial des semi-conducteurs et de l’intelligence artificielle. À ce sujet, le plan d’action triennal lancé en avril cherche à accélérer le développement d’une main-d’œuvre spécialisée en informatique, ce qui reflète peut-être la réceptivité du gouvernement central aux préoccupations du secteur privé chinois.

Ces entreprises pourraient être rassurées par certains des résultats de la campagne « Fabriqué en Chine 2025 ». De nombreux gouvernements occidentaux ont choisi d’ignorer la campagne ou n’ont pas pris conscience de son influence, mais elle a permis de donner une mesure d’avance aux entreprises de véhicules électriques de Chine en 2015, grâce à l’appui de l’État. Ces marques de véhicules électriques, telles que BYD, Nio et XPeng, sont aujourd’hui des chefs de file dans leur secteur partout sur la planète et elles ont développé des technologies capables de concurrencer Tesla. C’est également au cours de la décennie « Fabriqué en Chine 2025 » que la Chine a délaissé son économie industrielle à faible coût, exigeante en main-d’œuvre et basée sur les composants pour devenir un producteur à part entière offrant d’autres biens industriels sophistiqués désormais très présents dans la chaîne d’approvisionnement mondiale. La fabrication de produits photovoltaïques solaires est un exemple qui illustre bien le quasi-monopole actuel de la Chine, grâce à sa production de panneaux, de cellules et de plaquettes solaires.

Le Canada et les autres économies qui tentent de s’imposer dans ces secteurs de haute technologie feraient bien de surveiller l’influence que le nouveau plan sur les nouvelles forces de production de la Chine pourrait avoir sur le développement de leur propre secteur des hautes technologies. L’enveloppe de 2,4 milliards de dollars canadiens récemment annoncée par Ottawa pour renforcer la position du pays dans le domaine de l’IA, particulièrement ses mesures d’accélération de la commercialisation et l’application des technologies dans les secteurs critiques, est le type d’action politique qui sera nécessaire.

Quels sont les obstacles que les politiques pour les nouvelles forces de production devront surmonter à l’échelle nationale ?

Bien que le plan pour les nouvelles forces de production bénéficie du soutien total du gouvernement central de la Chine, ce qui se traduit notamment par une augmentation de 10 % du budget de l’État consacré à la science et à la technologie, sa mise en œuvre se heurtera à au moins trois obstacles au pays.

Premièrement, la Chine devra éviter toute surcapacité industrielle. Une fois de plus, la campagne « Fabriqué en Chine 2025 » est instructive, mais elle sert aussi de mise en garde. Au cours de cette campagne, les bureaucrates locaux se sont empressés de préparer les parcs industriels pour ce qu’ils considéraient comme des secteurs de pointe, mais ils ne sont pas parvenus à transformer ces investissements en résultats concrets.

C’est peut-être pour éviter de répéter ces erreurs que le président chinois Xi Jinping, alors qu’il parlait de ces nouvelles forces de production, a appelé à une prise de décisions sélective basée sur des conditions, laquelle pousserait les gouvernements régionaux à faire preuve de jugement pour leurs investissements et permettrait ainsi d’éviter la création de « bulles » industrielles, évitant ainsi un développement dont la cadence accélérée minerait sa durabilité. En d’autres termes, les dirigeants des provinces et des villes devront abandonner leur quête obstinée de résultats économiques à court terme et d’indicateurs de performance ayant des visées politiques, et plutôt faire preuve de patience et choisir des investissements qui les aideront à accroître leur productivité.

Le deuxième obstacle, qui découle des mêmes circonstances, est que nombre de ces gouvernements locaux, qui sont responsables d’un pourcentage important de leurs dépenses budgétaires, sont très endettés, la pandémie de COVID-19 ayant vidé leurs coffres. Nombre d’entre eux auront donc du mal à injecter des fonds dans l’industrie locale au même rythme que dans le passé.

Le célèbre « modèle de Hefei », qui a transformé une ville tranquille de l’est du pays en un phare de la fabrication de haute technologie avec des productions importantes de véhicules électriques et d’écran, a été rendu possible en grande partie parce que le gouvernement municipal a lourdement investi dans les entreprises locales qui luttaient pour survivre. En outre, les ressources de Hefei, à l’image de celles de nombreuses autres villes chinoises, seront probablement limitées par la contraction du marché immobilier local. Les promoteurs immobiliers chinois étant de plus en plus à court d’argent et de moins en moins enclins à louer des terrains à leurs autorités locales, cela pourrait mettre en péril ce qui a été dans le passé une source essentielle de revenus pour les gouvernements locaux.

Le troisième obstacle est que l’efficacité de la nouvelle stratégie technologique de la Chine pourrait dépendre de sa compatibilité avec d’autres questions politiques urgentes, telles que le chômage des jeunes. En date de mars 2024, le taux de chômage des jeunes en Chine stagnait à 15,3 %, même après une révision de la méthode statistique utilisée pour ce calcul, qui aurait dû indiquer un chiffre plus encourageant. Dans le passé, le secteur des services était le point fort pour la croissance de l’emploi en Chine. Normalement, ce secteur absorberait non seulement les nouveaux diplômés, mais aussi certains travailleurs en provenance du secteur immobilier, en raison de sa perte de vitesse. Au contraire, l’accent mis sur l’industrie manufacturière haut de gamme, pilier de ces nouvelles forces de production, favorise plutôt l’automatisation et n’est donc pas susceptible de créer un nombre notable de nouveaux emplois.

En outre, d’aucuns s’inquiètent que l’IA et la robotique pourraient remplacer les travailleurs, une inquiétude qui par ailleurs trouve écho dans les autres pays développés, dont au Canada. En réponse à ces craintes, certains experts chinois ont suggéré d’offrir un meilleur appui politique au secteur du travail indépendant et aux travailleurs autonomes, notamment aux étals de rue autrefois fortement réglementés, afin d’amortir le choc de l’automatisation. 

Et à l’échelle internationale ?

Les défis que devra relever la nouvelle philosophie de développement de la Chine ne sont pas confinés à ses frontières. Washington et Bruxelles ont toutes deux fait des pieds et des mains pour endiguer l’arrivée de véhicules électriques chinois sur leurs marchés, et la prochaine génération de géants de la technologie chinois pourrait se trouver dans une situation semblable. L’enquête antisubventions menée par la Commission européenne sur les véhicules électriques à batterie (VEB) en provenance de Chine, lancée en 2023, pourrait se solder par l’imposition de tarifs douaniers punitifs contre la Chine si la Commission européenne détermine que les chaînes d’approvisionnement des VEB en Chine bénéficient de subventions illégales préjudiciables pour les producteurs européens. La Chine a présenté sa propre plainte auprès de l’Organisation mondiale du commerce à l’égard de ce qu’elle estime être une approche « deux poids, deux mesures » et des mesures discriminatoires dans la loi américaine pour maîtriser l’inflation, l’Inflation Reduction Act.

La surcapacité industrielle de la Chine, qui, comme nous le soulignons plus haut, est souvent le résultat d’investissements excessifs et d’une utilisation inefficace des ressources, frappe déjà plusieurs secteurs de front. Par exemple, dans la fabrication de produits solaires, la capacité totale des producteurs de la Chine est trois fois supérieure à ce que le marché domestique chinois peut absorber. Expédier la production excédentaire à l’étranger risque d’inciter les gouvernements occidentaux à se hérisser davantage s’ils détectent des signes de dumping.

Les États-Unis et nombre de leurs alliés sont également beaucoup plus préoccupés par les données et la sécurité, ce qui a refroidi leur enthousiasme à l’égard de la Chine en tant que partenaire commercial et les a incités à mettre en place des contrôles sur les exportations de produits technologiques. Ces pays s’inquiètent de l’intégration croissante des domaines économique et militaire en Chine, et considèrent ce rapprochement ainsi que la promotion par Beijing des innovations de pointe comme une menace potentielle pour leur sécurité nationale. Ces inquiétudes font que les gouvernements sont appelés à prendre des mesures défensives envers la Chine.

En bref, la réussite du plan pour les nouvelles forces de production de la Chine repose sur sa capacité à améliorer sa productivité et son efficacité à la fois dans les secteurs de la fabrication et des services. Les gouvernants du pays ne semblent pas particulièrement tentés par des mesures de relance conventionnelles axées sur la consommation, et semblent plutôt pencher vers la création d’une main-d’œuvre hautement qualifiée et bien rémunérée qui serait poussée par le secteur et qui s’enrichirait naturellement.

Cela dit, cette vision ne se matérialisera pas d’elle-même. Des mesures de relance devront être adoptées pour stimuler la demande et augmenter le revenu disponible des citoyens. En outre, un filet social plus solide sera nécessaire pour éviter des problèmes encore plus difficiles à gérer à long terme.

D’une part, les nouvelles forces de production et les politiques adoptées pour les soutenir peuvent donner un nouvel espoir à l’économie chinoise et contribuer à rétablir la confiance du secteur privé chinois. D’autre part, le succès de cette approche dépendra de facteurs nationaux et de la façon dont la Chine s’en sort dans un contexte mondial de plus en plus concurrentiel.
 

• Rédactrices : Erin Williams, gestionnaire principale de programme de la FAP Canada ; Vina Nadjibulla,  vice-présidente, Recherche et stratégie, de la FAP Canada.

Xiaoting (Maya) Liu

Xiaoting (Maya) Liu est gestionnaire principale de programme, Chine, à la Fondation Asie-Pacifique du Canada. Elle est titulaire d'une maîtrise en affaires internationales de la School of International and Public Affairs (SIPA) de l'Université de Columbia.

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