Canadiens francophones et anglophones : points de vue différents sur l’Asie

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Comptant 34 bureaux provinciaux à l’étranger, la diplomatie infranationale du Québec est l’une des plus importantes au monde. Ses priorités internationales sont actuellement axées sur la région Indo-Pacifique, comme en témoigne sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique annoncée en 2022 et qui a été lancée quelques mois avant que le gouvernement du Canada ne présente sa propre stratégie. La vice-première ministre du Québec, Geneviève Guilbaut, mettant en évidence la faible taille de son marché intérieur, affirme que la province doit profiter des changements politiques et économiques dans la région indo-pacifique, qui « émerge comme le nouveau centre économique et politique du XXIe siècle ».

On ne devrait pas s’étonner que le Québec énonce sa propre vision de l’Indo-Pacifique. Depuis l’élaboration de la doctrine Gérin-Lajoie en 1965, la province a en effet mené une politique étrangère autonome par rapport à celle du Canada dans un plusieurs domaines. Ce que l’on sait moins, c’est comment ces deux approches trouvent écho auprès de leurs publics respectifs.

 Une étude réalisée en 2024 par la Fondation Asie-Pacifique du Canada (FAP Canada) illustre certaines similitudes et différences. En résumé, l’étude révèle que les Québécois francophones sont en général moins enthousiastes que les anglophones du reste du Canada à l’idée de s’impliquer dans la région Indo-Pacifique. Elle indique également que, sur certaines questions, ces deux groupes d’opinions évoluent différemment depuis 2018, le dernier point de référence disponible avant la pandémie de COVID-19.

Les données présentées ci-dessous sont tirées des réponses données par 485 francophones résidant au Québec (désignés sous le terme « francophones ») et 2 959 anglophones vivant dans des provinces autres que le Québec (désignés sous le terme « anglophones ») au milieu de l’année 2024. Afin d’isoler les opinions des francophones québécois, nous avons exclu les anglophones du Québec ainsi que les francophones résidant dans des provinces canadiennes autres que le Québec.

Les francophones sont généralement moins enthousiastes à l’égard du commerce avec l’Indo-Pacifique

Les objectifs de la Stratégie pour l’Indo-Pacifique du Québec sont avant tout économiques et tiennent compte du fait que le gouvernement québécois reconnaît l’importance cruciale de la région pour diversifier ses marchés d’exportation et attirer des investissements étrangers directs (IED) dans des secteurs clés, comme celui des technologies vertes.

Malgré ces avantages économiques, les francophones du Québec sont moins enclins que les anglophones du reste du Canada à vouloir s’associer activement aux économies d’Asie. Ils ont tendance à privilégier davantage les alliances conventionnelles, telles que celles avec les États-Unis ou l’UE. Toutefois, les perspectives canadiennes en matière de partenariat avec les États-Unis pourraient avoir été compromises par les menaces de tarifs douaniers de Trump. Un récent sondage réalisé par Ipsos pour Global News indique que près de 70 % des Canadiens ont désormais une moins bonne opinion des États-Unis en raison de ces mesures protectionnistes.

Les francophones pourraient hésiter à collaborer avec la région indo-pacifique pour plusieurs raisons, notamment parce que le Québec attire nettement moins d’investissements directs étrangers en provenance de cette région. Par exemple, en 2023, l’Ontario, la Saskatchewan et la Colombie-Britannique ont reçu 90 % des IED en provenance de la région indo-pacifique, tandis que le Québec n’en a reçu qu’un peu plus de 8 %. L’investissement le plus important dans la province en 2023 provenait de la société sud-coréenne Volta Energy Solutions, qui a investi 750 millions de dollars canadiens dans la construction d’une usine de production de feuilles de cuivre.

Graphe 1

On constate également une certaine réticence à l’égard du commerce. Comme le montre le graphique 1, les Canadiens approuvent le commerce avec l’UE à des pourcentages relativement élevés : 68 % chez les francophones et 66 % chez les anglophones. Il est intéressant de noter qu’à partir du milieu de 2024, l’écart s’est creusé pour le commerce avec les États-Unis : 90 % des francophones se sont prononcés en faveur de cette relation, contre 67 % des anglophones. Il sera bénéfique d’évaluer l’influence des récentes frictions commerciales entre le Canada et les États-Unis dans les prochains sondages et de déterminer si cela se traduit par une plus grande ouverture au commerce avec les partenaires de l’Indo-Pacifique.

Au milieu de 2024, le soutien pour le commerce avec certaines de ces économies, principalement en Asie du Sud-Est, était faible, allant de 22 % à 29 % (pour la Malaisie et Singapour, respectivement) chez les francophones, et de 30 % à 35 % (pour l’Indonésie et Singapour, respectivement) chez les anglophones (voir le graphique 2). Le manque de soutien pour ces initiatives devrait inquiéter autant le gouvernement québécois que le gouvernement fédéral canadien. En effet, Ottawa participe à des négociations pour conclure un accord de libre-échange avec l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) d’ici 2025. Elle a également signé un accord commercial bilatéral avec l’Indonésie en décembre 2024. Pourtant, il semble qu’au moment où cette étude a été menée, les Canadiens francophones et anglophones ne reconnaissaient pas suffisamment les avantages de ces partenariats commerciaux.

Les gouvernements fédéral et québécois pourraient également examiner la diminution du soutien aux investissements asiatiques au Canada. En 2018, ce soutien était élevé tant chez les francophones que chez les anglophones : 70 % contre 66 %, respectivement. Toutefois, en 2024, ce sentiment avait chuté à 27 % chez les francophones et à 38 % chez les anglophones.

Graphe 2

Cette chute brutale du soutien aux investissements asiatiques pourrait s’expliquer par la volonté de plusieurs économies occidentales, dont le Canada, de dissocier leur économie de celle de la Chine (ou de réduire les risques connexes). Elle pourrait aussi être attribuable à des facteurs non liés à l’économie, mais à d’autres types d’enjeux, comme la détention arbitraire par Beijing de deux Canadiens en 2018 ou les allégations plus récentes d’ingérence par le gouvernement chinois. Au Québec, deux grands organismes d’investissement provinciaux, soit la Caisse de dépôt et placement du Québec (en 2023) et Investissement Québec (en 2024)[M1] , ont annoncé la fermeture de leurs bureaux en Chine en raison des tensions géopolitiques et de la détérioration des relations. Cette décision a fait l’objet d’une couverture médiatique importante.

De même, des pourcentages élevés de francophones (70,5 %) et d’anglophones (72,5 %) considèrent l’essor de la Chine comme une menace pour les intérêts du Canada. Il existe toutefois des différences quant à l’ampleur de cette méfiance à l’égard de la Chine. En 2018, les opinions favorables des francophones à l’égard de la Chine et des États-Unis se situaient à des niveaux à peu près similaires. En 2024, seuls 8 % des francophones interrogés déclaraient faire confiance à la Chine (contre 10 % des anglophones). Il convient de noter que, malgré une tendance à la négativité et au désengagement dans les perceptions, la Chine demeure le deuxième partenaire commercial du Québec et du Canada.

En 2024, le niveau de confiance légèrement inférieur des francophones du Québec concernait presque tous les pays de l’Indo-Pacifique, à l’exception de l’Indonésie (voir le graphique 3). Étonnamment, ces chiffres illustrent un renversement par rapport aux résultats du sondage d’opinion national de 2018 de la FAP Canada. À l’époque, les francophones se disaient plus favorables que les anglophones à l’égard de tous les pays de l’Indo-Pacifique, à l’exception de l’Inde.

Graphe 3

Il convient également de noter que les francophones et les anglophones accordent une confiance plus grande au Japon qu’aux États-Unis, même avant l’élection de novembre 2024. Malgré la réticence croissante des Canadiens à accueillir des investissements asiatiques dans leur province, la confiance à l’égard du Japon s’annonce prometteuse, car le pays demeure la première source d’IED du Canada dans la région indo-pacifique et la troisième au total. Les entreprises japonaises ont également contribué à plusieurs secteurs importants du Québec, notamment ceux de l’aérospatial, des technologies de l’information et des technologies propres, et y ont favorisé l’innovation et le progrès technologique.

Immigration : une question controversée

L’immigration en provenance d’Asie est un autre sujet qui suscite parfois des désaccords au Canada, y compris entre le Québec et les autres provinces. En 2024, lorsqu’on leur a demandé si l’immigration asiatique était excessive au Canada, 42 % des répondants francophones ont répondu positivement, contre 51 % des anglophones. Cet écart de neuf points peut surprendre, car beaucoup pensent que [M2] les Québécois sont moins favorables à l’immigration que les autres régions du Canada. Il est cependant important d’interpréter ces résultats avec une certaine nuance. Par exemple, l’Ontario et la Colombie-Britannique ont les populations asiatiques les plus importantes du pays : en fait, ces deux provinces représentent à elles seules plus de 70 % de la diaspora asiatique du Canada. La présence accrue de cette diaspora peut renforcer chez certains habitants de ces provinces le sentiment d’un trop grand nombre d’immigrants asiatiques au Canada. Par ailleurs, le Québec, qui occupe le deuxième rang des provinces les plus peuplées du Canada, comporte moins de 7 % de la diaspora asiatique du pays.

Ces derniers résultats de l’étude montrent une hausse importante de la perception d’une immigration asiatique excessive, tant chez les Canadiens anglophones que chez les francophones québécois. Dans le sondage d’opinion national de 2018 de la FAP Canada, 23 % des francophones et 37 % des anglophones estimaient qu’il y avait trop d’immigration en provenance d’Asie. En 2024, on a constaté un renforcement de ce sentiment chez les deux groupes, mais à des degrés divers : 83 % chez les francophones et 38 % chez les anglophones (graphique 4).

Graphe 4

Pour les Canadiens qui accueillent favorablement l’immigration asiatique au Canada, ces changements constituent une tendance inquiétante et s’inscrivent dans un contexte plus général de négativité envers l’immigration. Selon une étude récente menée par Focus Canada, environ 58 % des Canadiens estiment que leur pays accepte trop d’immigrants.

Conclusion

Bien que le gouvernement fédéral ait investi 2,3 milliards de dollars canadiens dans sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique, on continue de constater des écarts entre les points de vue des Canadiens concernant l’influence bénéfique de cet engagement plus profond dans cette région. Les médias pourraient faire partie de l’équation. En réalité, il y a un consensus entre les francophones et les anglophones quant à l’insuffisance de la couverture médiatique du Canada en Asie. Seulement 31 % des anglophones et 32 % des francophones pensent que les médias canadiens accordent une attention adéquate à cette région, ce qui est nettement inférieur aux résultats du sondage d’opinion national mené par la FAP Canada en 2020. Une plus grande couverture médiatique de l’Asie permettrait aux Canadiens de mieux connaître la région et de mieux apprécier les avantages d’un partenariat engagé avec les pays asiatiques. Cela permettrait également de combler le fossé entre les initiatives gouvernementales en Asie et les effets tangibles perçus par les Canadiens.

Après que les États-Unis ont annoncé leur intention d’imposer des tarifs douaniers élevés sur les exportations canadiennes, le Canada devrait redoubler d’efforts pour réduire sa dépendance à l’égard des importations américaines en diversifiant son commerce mondial. Les économies de l’Asie-Pacifique offrent un grand potentiel, d’autant plus que cette région devrait être responsable 50 % du PIB mondial d’ici 2040. Il sera intéressant d’observer comment les perturbations du commerce entre les États-Unis et le Canada influenceront (ou non) les sentiments des Canadiens à l’égard du commerce avec l’Asie.
 

• Rédaction supplémentaire par Vina Nadjibulla, vice-présidente recherche et stratégie, FAP Canada

Alexandre Veilleux

Alexandre Veilleux est doctorant en sciences politiques à l'Université de Montréal et diplômé en développement territorial durable de l'Université KU Leuven en Belgique. Ses recherches portent sur les investissements des multinationales dans le secteur touristique en Asie du Sud-Est et leur impact sur les objectifs de développement durable. Il se spécialise dans les questions d'économie politique, de gouvernance mondiale et de développement durable.

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